Blog prof. René Prêtre

Mai 30 2024

Maputo, 29 mai 2024

Post by René Prêtre

Mai 30 2024

Matinée

Le début de matinée est calme. La visite aux soins intensifs est rapide, car tous nos patients se portent bien : pas de points en suspens, pas de complications, tout fonctionne bien.
Nous entamons la première opération du matin, notre dernier cas classé comme très difficile, dont le diagnostic est “APSO-MAPCA’s”, un mot compliqué qui correspond à une pathologie dont la réparation s’avère complexe et le pronostic parfois aléatoire.
La dernière canule venait d’être mise en place, on était prêts à lever les clamps pour démarrer lamachine coeur-poumons quand Beatriz surgit dans le bloc opératoire :

  • M. Prêtre, on vient d’admettre en urgence un jeune homme de 19 ans qui souffre d’une endocardite de deux valves. Il est au plus mal, je ne sais pas si on peut encore faire quelque chose pour lui. Est-ce que vous pourrez passer le voir après cette opération.
  • Oui, bien sûr, lui dis-je. J’imagine qu’il est à jeun. Gardez-le ainsi s’il n’est pas encore intubé et on décidera en début d’après-midi.

Je me suis ensuite reporté sur l’opération en cours, qui s’est vraiment très bien déroulée. Au fur et à mesure de notre correction, voyant le bon diamètre que prenaient les artères pulmonaires, j’ai eu la conviction que le réseau pulmonaire accepterait l’ensemble du débit cardiaque et qu’ainsi je pouvais séparer les deux circulations (qui étient communicantes avec une grosse communication). J’ai alors décidé de faire une correction complète et non une opération palliative (de préparation avant correction définitive) que nous avions évoquée lors de la discussion préopératoire. La sortie de CEC a confirmé mon impression : les pressions sanguines étaient bonnes, la saturation artérielle excellente. A l’échocardiographie, le cœur avait une force suffisante et une bonne hémodynamique. Tout était très stable, je me suis permis de quitter le bloc opératoire prématurément, bien avant la fin de l’intervention, laissant Sozinho terminer cette opération, chose que je fais très rarement.

J’ai rappelé Beatriz et nous sommes allés voir le jeune patient arrivé en urgence.
La machine d’échocardiographie nous attendait, au pied de son lit. Lui, un adolescent, avait du mal à respirer. Il était somnolent, à peine réactif à nos questions. Ses extrémités étaient froides, glacées. Les résultats des examens sanguins, qui venaient juste de revenir, montraient des signes d’une grosse infection et aussi insuffisance rénale complète : les reins s’étaient bloqués sous cette infection. Béatriz a alors apposé sa sonde d’échocardiographie sur son thorax. Et là, immédiatement sont apparues  la valve mitrale et la valve aortique (les deux valves les plus importantes) en partie détruites et incapables de retenir le flux sanguin. Sur ces deux valves, il y avait un reflux extrêmement important du sang éjecté, expliquant la lenteur de la circulation sanguine, le manque d’oxygène pour l’organisme qui à leur tour crée la stupeur, la froideur du patient, et contribuent au blocage des reins. Il flottait encore sur ces valves de grosses végétations, comme des mini-choux fleurs ballotés avec les feuillets valvulairs. Elles sont friables, fragiles et certains fragments s’étaient certainement déjà détachés et avaient embolisé les territoires périphériques. Ces embolisations peuvent créer des AVC massifs, détruisant toute qualité de vie qu’en pas mortels. Ce phénomène allait se poursuivre imposant lui aussi une intervention rapide.

Je regarde Beatriz, préoccupée, qui pense que nous arrivons probablement trop tard et qu’il n’y a plus grand-chose à faire pour ce jeune homme si ce n’est d’assurer son confort pour ses dernière heures. C’est ce qu’elle me chuchote tout bas que je sois le seul à partager son inquiétude. Elle a peut-être raison… Cependant, mon œil de chirurgien détecte deux éléments : un myocarde qui est encore assez tonique et une infection qui reste limitée aux feuillets de la valve, qui n’a pas encore atteint ce que l’on appelle son anneau. Les valves du patient doivent être remplacées, c’est sûr, mais, en l’état, elles peuvent l’être. Ce remplacement, avec un anneau encore sain, est techniquement réalisable ici à Maputo, sans engager des moyens extraordinaires que nous n’avons pas. Je suis bien conscient que le risque opératoire est énorme, de l’ordre des „fifty-fifty“, des 50 %. Cependant, sans opération, le risque est absolu et sera vite réalisé. Je me tourne vers Beatriz et lui souffle : « il n’a que 19 ans et je crois que l’on a une petite chance de le tirer d’affaire ; je propose de tenter cette opération de sauvetage ».
Je ressens son soulagement. Peut-être l’avait-elle envisagée, mais ne s’était pas exprimée de peur de se faire rabrouer par nous, les chirurgiens ou par nos collègues des soins intensifs en raison du travail long, difficile et contraignant que cela impliquera.

Un autre facteur pour moi, aujourd’hui à Maputo, a cessé de jouer un rôle. Le fait d’ajouter une opération imprévue comme celle-ci dans le programme opératoire est moins problématique de nos jours qu’à nos débuts de nos missions. A l’époque, tout enfant prévu qui, pour une raison ou une autre, devait sortir du  programme opératoire, nous laissait avec un sentiment pénible, presque coupable. En effet, il n’était pas certain que nous le retrouverions l’année suivante pour lui redonner sa chance, lui redonner la chance qu’on lui avait fait miroiter. Aujourd’hui, les choses ont évolué et je sais que parmi les six enfants „dans notre salle d’attente“, c’est à dire restants au programme jusqu’à la fin de cette mission, j’en trouverai un qui pourra être opéré en toute sécurité par l’équipe de Sozinho après notre départ. C’est donc aussi parce que ce jeune patient ne prendra pas la place et la chance d’un autre enfant que je m’engage à réaliser cette opération.

18h00

L’opération de cette “endocardite bi-valvulaire” s’est bien déroulée. Au tout début, les valves sous les yeux, j’ai examiné pendant un bon quart d’heure les possibilités d’une éventuelle réparation. Malheureusement, les feuillets étaient beaucoup trop détruits et les tissus restants beaucoup trop déliquescents pour que cela soit possible. C’est donc un peu à contrecœur que j’ai décidé de remplacer ces deux valves. Nous avons réussi à placer deux prothèses de bonne taille, ce qui assurera malgré tout une très bonne qualité de vie au patient. J’ai aussi eu la satisfaction de constater que, justement, les anneaux de chacune de ces deux valves n’avaient pas encore été attaqués par l’infection et qu’ils tenaient bien les sutures. Ceci est important pour éviter une récidive d’infection sur les prothèses, ce qui serait cette fois définitivement mortel. La reprise des battements cardiaques et de la force du myocarde a été un peu laborieuse. Après 15-20 minutes, le rythme s’est normalisé et le cœur a progressivement pu assumer la circulation sanguine sans l’aide de la machine. Là aussi, je me suis senti satisfait, car ma prédiction sur ce point s’est avérée correcte. C’est avec le sentiment du devoir accompli que nous avons fermé ce thorax : de notre côté, nous avons tout fait pour donner à ce jeune sa dernière chance. Malheureusement, toutes les cartes ne sont pas dans nos mains.  Les dernières sont dans son camp. Si, comme je le souhaite, l’infection est définitivement éradiquée (avec l’élimination des ces valves infectées), si le cerveau n’a pas été atteints par des embolies de fragments septiques et si les reins n’ont pas trop souffert et récupèrent leur fonction, le pronostic du patient sera bon. Cela fait beaucoup de si. Si, en revanche, la septicémie persiste, le réveil ne se passe pas bien, si les reins restent bloqués et nécessitent une dialyse… alors, dans ces pays-là … avec ses moyens …

Nous nous retrouvons un peu plus tard avec Beatriz et les anesthésistes dans la petite salle du bloc pour discuter de la suite du programme. Nous allons tenter un pari un peu fou : réaliser trois opérations sur un de deux derniers jours restant et ainsi traiter tous les enfants prévus pour cette mission, en plus de notre patient arrivé en urgence.