Blog prof. René Prêtre
Mission Mozambique 2017
Post by René Prêtre
Mozambique, Maputo
20 – 28 mai 2017
J1 — 21 Mai, l’après-midi
Nous sommes arrivés cet après-midi à Maputo, après un voyage à ricochets. Nous sommes partis de Genève pour joindre Francfort, avant la grande traversée dans l’hémisphère sud jusqu’à Johannesburg pour enfin atteindre Maputo avec un troisième vol. A ces deux escales, nous avons juste eu le temps de sortir de l’avion, passer les contrôles douaniers, puis de sécurité pour atteindre l’aire d’embarquement du vol suivant. À Johannesburg, nous étions encore en file indienne devant le détecteur de métal que notre vol était annoncé aux haut-parleurs. L’avantage, toutefois, de ces liaisons serrées, fut notre arrivée au Mozambique en début d’après-midi. Nous avons investi nos chambres puis profité de quelques heures de récupération avant de nous rendre à l’hôpital.
Cette année, grand honneur pour l’équipe : Hélène, la présidente de la Fondation, fait partie du voyage ! Depuis les années qu’elle travaille d’arrache-pied pour alimenter les caisses de la Fondation et faire tourner son organisation, sa venue aujourd’hui, tellement méritée, nous réjouit particulièrement. Nettement mieux organisée que moi — et plus visionnaire quant aux besoins de la Fondation — elle s’est équipée d’un bon appareil photo pour cerner nos faits et gestes.
À 16 h nous nous sommes rendus à l’hôpital pour faire connaissance et évaluer les enfants pressentis pour la mission. Comme d’habitude, ils ont défilé sur une table d’examen pour subir une échographie. Le diagnostic a ainsi été confirmé et ses particularités, en particulier celles nécessaires à une bonne correction chirurgicale, notées et souvent dessinées (j’ai toujours aimé dessiner les cœurs que je dois opérer) sur une carte qui les accompagnera ensuite au bloc opératoire.
Ce tour d’horizon terminé, nous avons établi notre programme opératoire. J’aime bien disposer la carte de chaque enfant sur les plages opératoires à disposition. C’est comme un échiquier sur lequel j’essaie de placer chaque enfant en équilibrant la difficulté du jour. Les cas difficiles en début de mission et surtout le matin. Cette disposition nous permet de confier les opérés du jour stabilisés à l’équipe de garde de la nuit. Pour nous, elle nous permet aussi de quitter l’hôpital relativement confiants, tranquilles. Nous avons encore déballé notre matériel et préparé le bloc opératoire pour la première opération du lendemain. C’est vers 19 h 30 que nous sommes retournés à l’hôtel pour nous restaurer et récupérer de notre longue nuit qui, en sommeil, fut bien courte.
Les aquarelles de ce blog ont été réalisées en 2010 à Maputo par Patrick Tondeux.
J2.
Nous avons attaqué le programme par une tétralogie de Fallot — la fameuse maladie bleue. Nous avions choisi un cas de difficulté moyenne, car il est toujours important de prendre ses marques, de bien débuter la mission sans devoir, d’emblée, dépenser trop d’énergie. Un départ réussi est aussi pour maintenir la confiance. J’ai partagé avec Sozinho, le chirurgien local, la correction du cœur de cet enfant. Chacun a suturé « sa moitié » du patch, cette rustine que l’on utilise pour fermer la communication entre les deux ventricules. Nous avons également partagé l’autre geste chirurgical de cette correction, à savoir l’élargissement de la connexion entre le cœur et les poumons. Ceci fait, le cœur a
repris ses battements rapidement, avec une bonne force et nous avons pu, sans aucune difficulté arrêter la machine cœur-poumon. Il était juste midi, lorsque nous terminions la suture de la peau. Perfect timing! Nous sommes tous allés manger un morceau dans un local adjacent à la salle d’opération, avant d’appeler le second enfant.
Il s’agissait d’une fillette de six mois souffrant d’une communication entre les deux ventricules (ce que l’on appelle souvent d’un trou dans le cœur). Petite surprise lors de la canulation1 : on remarque une duplication de la veine cave inférieure à son abouchement dans l’or
eillette droite. Cette variation anatomique n’avait pas été remarquée à l’échographie. Avec Sozinho, nous avons débattu s’il fallait canuler chacune de ces deux veines individuellement ou si une seule cannule, positionnée stratégiquement à l’endroit de la confluence, pouvait dévier l’ensemble du sang charrié par ces veines. Lui penchait pour la première solution. Moi pour la deuxième, un peu plus rock-and-roll, mais plus expéditive aussi. C’est celle que nous avons choisie (eh oui, l’avis du chef…). Une fois la circulation extra-corporelle mise en pleine action, on remarquait, toutefois, toujours un léger gonflement de l’oreillette, preuve que tout le sang veineux n’était pas drainé avec cette approche. On a alors refroidi légèrement l’enfant pour pouvoir réduire le débit, c’est-à-dire la vitesse de la circulation sanguine, de manière à ne pas être « inondé de sang » lors de l’ouverture de l’oreillette droite. Le cœur a alors été arrêté. Nous avons ouvert l’oreillette et comme prévu une quantité, acceptable, de sang débordait à travers cette ouverture. Ce sang, échappant à notre drainage, fut aspiré et remis en circulation par la machine cœur-poumon.
On a alors abordé la communication entre les ventricules. En détachant partiellement la première valve cardiaque (la valve tricuspide) de son anneau (comme une porte que l’on ouvrirait par ses gongs) on a pu repérer les contours du fameux trou. Un patch, taillé avec nos ciseaux, a été suturé sur ses bords par un surjet d’un fil très fin. Ensuite, Sozinho a suturé la valve sur son insertion (refermer les gonds de la porte) de la valve tricuspide sur son anneau et nous avons pu réchauffer l’enfant (par la machine cœur-poumon qui comporte une sorte de radiateur au contact du sang). Le cœur s’est remis à battre. Quelques minutes plus tard, nous pouvions arrêter la machine et retirer nos canules. Il nous fallut encore environ trois quarts d’heure pour fermer les différents plans avant de transférer la petite, en bonne condition, aux soins intensifs.
Un très bon début, puisque nos deux opérations se sont passées sans aucun problème. Les deux enfants sont stables, celui du matin est déjà réveillé. C’est demain matin que les choses très sérieuses commenceront…
J3 —8 h.
Ce matin, au réveil, un sms : « Attentat à Manchester, 19 morts ».
Et vlam !
C’est reparti pour une journée de tristesse, d’incompréhension et de révolte. Je rejoins l’équipe pour un café avant le départ pour l’Intituto. C’est évidemment le sujet de la discussion. Hélène nous montre une vidéo de l’horreur tournée d’un smartphone. Les mêmes images de panique, de pierres ou de métal éclatés, de poussière en suspension, de fumée, et surtout ces gens qui crient, hurlent et courent, perdus, dans toutes les directions. Des images qui deviennent malheureusement trop fréquentes. À ce moment, la prudence officielle n’indique encore aucun coupable, mais la signature — et surtout la lâcheté
du geste — est si caractéristique qu’il ne fait aucun doute qu’il s’agit, à nouveau, d’un attentat terroriste. Premier bilan : dix-neuf morts, cinquante blessés — dont certains iront encore grossir le chiffre fatidique.
L’ambiance, notre entrain sont plombés. Et cette question en forme de constatation, lancinante, inévitable, déjà trop souvent ressassée : « Quand on pense au temps et à l’énergie qu’il nous faut, à nous — une équipe de huit professionnels — pour sauver une vie et là, une poignée d’hommes — peut-être même un seul — en une fraction de seconde, en détruit une vingtaine ».
Cette constatation est démoralisante. Et pourtant, ce n’est pas un jour pour être abattu, pour douter. Ce matin, c’est une des quatre opérations les plus difficiles de la mission qui nous attend. Une de celles où nous opérerons sans filet, car nous n’avons pas tous les moyens « occidentaux » à disposition — en autre nous n’aurons pas de support possible si le ventricule (qui a déjà perdu la moitié de sa force) n’arrive plus à assumer la circulation sanguine.
Sous nos latitudes, nous soutiendrions cette circulation avec une machine cœur-poumon de moyenne durée, qui donne à tout ventricule exténué quelques jours pour récupérer, voire pour se renforcer — une méthode qui augmente sensiblement les chances de succès. Cette opération, pourtant, même risquée, doit être tentée, car le ventricule de cet enfant continue de s’affaiblir, l’oxygène dans le sang se raréfie et la flamme de cette vie s’est mise à vaciller dangereusement.
Yann et Évelyne ont couché l’enfant sur la table d’opération. C’est une fillette de six mois, qui pèse 6,5 kilos. Pendant qu’ils induisent l’anesthésie, je fais le tour des soins intensifs. Nos deux opérés d’hier sont bien réveillés. Ils ont passé une bonne nuit — pour nous, cela veut dire une nuit stable, sans à-coups de tension artérielle, avec une fréquence cardiaque contrôlée et avec une bonne oxygénation du sang. Je demande encore à Amanda, l’infirmière qui surveille le plus petit des deux :
– ça va, il n’a pas saigné2 ?
Elle me répond d’abord :
– Non ! », puis elle se ravise un peu
– Enfin tellement peu qu’il n’y a presque rien dans les drains ».
Et là, sans réfléchir, en guise de plaisanterie, j’ajoute, en incluant dans mon regard Graciosa et Joao deux autres soignants qui nous écoutaient :
– Je préfère qu’il y ait quand même quelques traces de sang, car il n’y a que les morts qui n’en perdent plus.
La remarque m’a à peine échappé que Manchester ressurgit dans mon esprit. Je baisse la tête, en me disant :
– Mon Dieu, là-bas, il y en a une vingtaine, sûrement tous jeunes, qui ont trop saigné. Beaucoup trop saigné et qui ne saigneront plus.
!Je le sais, cette journée sera faite de cycles, entre l’entrain qu’il nous faudra pour réaliser nos opérations et ces vagues de tristesse, d’incompréhension qui viendront ternir notre journée, saper notre moral.
14 h.
Cet enfant — celui que nous venons d’opérer — est un trompe-la-mort !
D’abord parce que, avec une transposition des gros vaisseaux, ses chances de survie le premier mois de vie sans opération ne dépassent pas 10 pour cent (ça, ce sont nos épidémiologistes, avec leurs impitoyables statistiques qui l’affirment). Ensuite parce que peu, très peu de ces survivants fêtent une fois leur anniversaire (ce chiffre est estimé à 1 %). Et une seule fois. Ces enfants meurent tous d’asphyxie progressive. Lui, notre guerrier, n’avait presque plus d’oxygène à bord lorsque nous l’avons vu. Ses lèvres étaient tellement foncées — bleu nuit — qu’elles ne se différenciaient plus de sa peau. Sa respiration était laborieuse même au repos.
Il était en sursis. Il aurait suffi d’une quinte de toux, d’un trouble du rythme pour que ce cœur, suffoquant, trop dépourvu d’oxygène, ne parte en fibrillation, c’est-à-dire, en arrêt cardiaque. C’est comme s’il n’avait plus qu’une narine au-dessus de l’eau, que n’importe quelle vaguelette pouvait submerger.
À l’ouverture du péricarde, le myocarde était si foncé que l’on sentait l’ensemble de cet organisme en équilibre instable, prêt à basculer. Je n’ai pas osé le manipuler, de peur de provoquer moi-même, par une arythmie, cette rupture. Nous avons inséré précautionneusement une cannule dans l’aorte, puis une autre directement dans l’oreillette, justement pour éviter toute perturbation. Il fut alors possible de faire démarrer la machine cœur-poumon. À partir de cet instant, c’est elle qui allait oxygéner le sang. Sous nos yeux, le cœur et l’ensemble du champ opératoire ont changé de couleur, ont viré de ce bleu foncé à un rose typique des tissus bien oxygénés. La circulation sanguine sous contrôle, nous avons alors dérangé le cœur pour placer d’autres cannules dans les deux veines caves (les vaisseaux qui ramènent le sang au cœur) et instituer une circulation parallèle classique, nous permettant d’arrêter le cœur.
Au cours de la correction, nous avons fermé les deux communications qui existaient entre les deux moitiés du cœur (ces deux communications existent durant la vie intra-utérine et se ferment en quelques jours après la naissance). Ce sont elles qui ont maintenu cet enfant en vie, en permettant à un peu de sang oxygéné de passer dans l’organisme. C’est leur fermeture naturelle qui asphyxie mortellement ces enfants. Elles étaient si resserrées ces communications, que j’ai été surpris qu’il y ait eu assez d’oxygène dans le sang, été surpris que cet enfant réussisse encore à vivre.
Un trompe-la-mort !
La deuxième incertitude chez cet enfant résidait dans le fait que le ventricule qui travaillait à basse pression se retrouve d’un coup mis sous la circulation à haute pression. Normalement, cette opération appelée le switch artériel se réalise dans les deux premières semaines de vie, un moment où la pression est la même des deux côtés du cœur. Ici, quatre mois plus tard, la pression dans la circulation pulmonaire est tombée à un quart de la pression de l’organisme — comme normalement. Le ventricule qui alimente les poumons a « perdu » sa musculature et il n’est pas certain qu’il ait encore la force nécessaire pour travailler avec des pressions quatre fois plus élevées. Cette opération, il aurait fallu la réaliser il y a trois mois et demi, mais voilà, à Maputo, l’équipe locale n’a pas encore atteint ce niveau de performance.
L’opération a duré quatre heures. Elle fut rendue difficile par le fait que les artères coronaires — qui doivent être décrochées d’un vaisseau pour être suturées sur un autre — avaient une anatomie extrêmement défavorable, dangereuse et risquée. Va sans dire que le moindre infarctus, si petit soit-il, sur un cœur affaibli, précipiterait notre défaite. Par bonheur, l’irrigation du cœur fut d’emblée excellente après ce transfert coronarien et sa force n’en a pas souffert.
C’est en partie soulagés, mais conscients d’un équilibre précaire, que nous avons transféré l’enfant, en narcose profonde, aux soins intensifs.
Évelyne est allée chercher le deuxième enfant du jour, une petite de 5 kg, Yann, notre anesthésiste, est occupé à régler les derniers ajustements de notre opéré, tout juste calé dans son slot. Quant à moi, je vais me diriger vers la petite cuisine qui jouxte le bloc opératoire pour dîner et m’offrir un vrai café.
Je sais que je n’échapperai pas aussi aux terribles dernières news…
J4 —8 h.
Hier soir, nous avons soupé à l’hôpital avant de rentrer. Il faisait déjà nuit noire lorsque nous avons terminé la deuxième opération. La salle pour cette restauration est un peu austère, mais nous avions faim et nous étions impatients de nous reposer. La fatigue commençait à devenir tenace, les jambes étaient lourdes. Pas de grands dialogues donc, mais une bonne ambiance quand même.
Ce matin, nous nous sommes retrouvés comme d’habitude à 7 h 45 pour nous rendre à l’hôpital. Là, Yann me dit :
– J’ai hésité à t’appeler hier soir. L’enfant de la transpo — le guerrier donc — est devenu instable et je pensais qu’il fallait réouvrir son sternum pour être sûr qu’il n’y avait pas un hématome comprimant le cœur. J’ai quand même réussi à le stabiliser, après deux heures de tâtonnements entre médicaments et liquides, et je t’ai laissé tranquille.
– Et tu es rentré à quelle heure ?
– Après minuit.
C’est cela qui fait aussi la force de nos missions. Ces gens qui m’accompagnent et qui ne rechignent jamais devant le travail. Ces gens enthousiastes, qui ne baissent jamais les bras, qui sont toujours prêts à en remettre une couche si nécessaire.
Nous nous rendons à l’hôpital à pied, une marche de vingt minutes. Le ciel est dégagé, le soleil encore bas, l’air reste agréable. Arrivés sur place, nous nous rendons aux soins intensifs pour la visite matinale. À part le guerrier, encore endormi, les autres enfants vont bien.
Nous faisons venir le premier cas du jour, et là, grosse surprise, plutôt désagréable : l’enfant (âgée d’un mois) ne pèse pas 3,5 kg, comme mentionné sur sa feuille officielle, mais 2,5 kg. Une énorme différence pour elle et pour nous, d’autant plus que son opération devrait aussi être un switch artériel, toujours délicat à réaliser.
C’est vrai que nos l’avons vu cet enfant lors du débrouillage du premier jour, mais je n’ai pas tiqué sur son poids. Il faut dire que je suis davantage concentré sur l’écran d’échocardiographie que les enfants eux-mêmes (même si je jette toujours un coup d’œil à eux). La différence entre un 2.5 et un 3.5 est énorme, surtout ici, dans un pays où nous n’avons pas toutes les ressources à disposition. On évalue le volume sanguin d’un enfant à 80 ml par kilo. La nôtre a donc environ 200 ml de sang qui circule dans son corps. Notre machine cœur-poumon nécessite environ 300 ml de liquide pour être amorcée — liquide qui sera mélangé avec le sang de l’enfant. Cette dilution massive du sang natif aura des conséquences. Il aboutira à un œdème généralisé (de l’eau qui s’accumule partout) d’autant plus important que la machine aura tourné longtemps. Et ici, le temps de correction s’étalera sur plus de quatre heures. Cet enfant sortira comme une baudruche de la salle d’opération ! Même si cette eau finit par s’éliminer (par les reins) elle fera souffrir tous les organes, qui fonctionneront moins bien et nécessiteront une surveillance accrue, des réflexes appropriés et des moyens particuliers, tant d’éléments que nous n’avons pas ici.
Face à cette impasse, nous décidons d’effectuer une opération palliative, c’est-à-dire une opération qui améliorera la circulation sanguine (sans que son cœur ne soit corrigé) pour permettre à cet enfant de grandir. C’était l’approche classique des années 60 – 70, lorsque les machines cœur-poumon étaient immenses par rapport aux patients. On rabibochait alors la circulation pour permettre un bon développement de ces enfants jusqu’à la correction finale qui était programmée peu avant la scolarité. C’est donc cette approche que nous décidons de réaliser aujourd’hui, de manière à reporter la correction complète à plus tard, en fait, à l’année prochaine.
14 h.
L’opération de notre enfant « poids plume » s’est bien passée. C’est le guerrier qui commence à nous inquiéter. Il stagne dans sa progression. Nous nous mettons d’accord pour effectuer une révision du site opératoire. Y a-t-il un caillot que l’échocardiographie n’aurait « pas vu » ?
Je me rends à la cuisine pour manger un morceau, le temps que cette révision s’organise. J’ai à peine rempli mon assiette que Hélène déboule, alarmée :
– Ils ont besoin de toi tout de suite. L’enfant va de plus en plus mal, il va bientôt s’arrêter.
Je cours dans son boxe pour constater qu’en effet, sa pression sanguine est au plus bas, proche du collapsus. Nous désinfectons rapidement le thorax, l’entourons de champs stériles et faisons « sauter » les sutures des différents plans anatomiques. Le cœur est visiblement en souffrance, en partie comprimé par un hématome du thymus. Nous évacuons cet hématome et lavons la cavité péricardique avec du liquide physiologique tiède. Progressivement, le cœur reprend une meilleure couleur, montre des contractions plus vigoureuses. La pression artérielle augmente aussi, pas aussi haut que souhaité, toutefois bien mieux que précédemment. En raison de cette précarité, nous décidons de laisser le sternum ouvert quelque temps, que le cœur ait toute la place nécessaire pour fonctionner au mieux. Nous couvrons la plaie avec un pansement stérile.
Retour à la cuisine. L’assiette est froide. Je la finis quand même. Sur ces entrefaits, Évelyne apparaît pour me signaler que l’enfant suivant « est tantôt prêt ». Elle aussi est encore petite – elle ne pèse que 2,8 kilos, mais sa correction est plus facile à réaliser qu’un switch artériel. Beaucoup plus facile et le risque impliqué nous semble raisonnable. Je me sers encore un café, avant de repartir au bloc.
18 h.
Le soir est tombé. Béatriz, la cardiologue locale, qui fait tourner l’Instituto, m’attendait :
– Je viens de voir un autre enfant, que j’aimerais vous montrer. Il souffre d’un ALCAPA3. Sozinho n’a
jamais corrigé cette malformation, elle est encore trop complexe pour lui. Pour cela aussi, j’aimerais que vous opériez cet enfant.
Elle se dirige vers la salle d’examen du bâtiment qui jouxte le complexe opératoire. Je la regarde en coin, car je suis encore harnaché de mes habits du bloc opératoire. Elle me fait un clin d’œil et m’indique d’un hochement de tête de la suivre — indirectement de « contrevenir » aux règles d’hygiène habituelles. Je sais l’infraction mineure, car je me changerai de toute manière à mon retour.
L’enfant et sa maman nous attendent dans le couloir. La petite a treize mois et est vive comme un gardon. Elle n’est nullement impressionnée par ces deux adultes, aux mines sérieuses, aux allures pressées, aux couleurs criardes qui la prennent et la couchent sur la table d’examen. Son regard, curieux, saute d’un élément à l’autre de la pièce avec une vitesse incroyable. Sa maman lui retire son pull-over et je remarque d’emblée une voussure sur l’aire cardiaque. Se pourrait-il qu’il soit déjà dilaté, là, juste dessous ?
Le langage populaire allie souvent la générosité d’une personne à la taille de son cœur. « Avoir un grand cœur » signifie être généreux et apparaît ainsi comme une qualité positive, enviée. Pour nous, les spécialistes, découvrir un gros cœur — en dehors des cas rares de grands sportifs de fond, comme les cyclistes professionnels — est de mauvais augure. Les fibres cardiaques sont distendues et ne développent plus qu’une force réduite (comme tout muscle étiré). De plus, ce processus de dilatation tend à s’auto-entretenir et progresse jusqu’à ce que le ventricule, toujours plus faible, n’arrive plus à assurer la circulation sanguine.
Béatriz promène sa sonde sur le thorax de l’enfant. Quelle tristesse ! son cœur est effectivement dilaté, massivement dilaté. Immédiatement, mes craintes se réalisent : les contractions du ventricule sont faibles, fortement réduites. À l’endroit qui devrait être irrigué par l’artère aberrante, elles ont même disparu : le myocarde ici n’est plus qu’une cicatrice fibreuse, sans raccourcissement. Plus inquiétant encore, la valve d’admission de ce ventricule (la valve mitrale) ne se ferme plus bien — une conséquence de cette dilatation massive du ventricule. Les feuillets sont tellement étirés qu’ils n’arrivent plus à se rejoignent. Trois très mauvaises nouvelles sont tombées, cinglantes, ainsi, en quelques minutes.
L’enfant nous regarde, toujours curieux. Sa mère aussi nous regarde, mais c’est l’anxiété qui se lit dans ses yeux.
Je ne peux faire aucun commentaire ici, dans cette salle d’examen, mais Béatriz comprend que mon silence correspond à une réponse négative. Je les regarde encore, la fillette surtout. Elle est d’apparence si vive…
Il est presque difficile de s’imaginer un cœur si malade avec l’énergie et l’impression de santé qu’elle dégage. Et pourtant les faits sont là. Cette image paradoxale entre l’« enveloppe » et de l’« intérieur » me ramène à ce temps où je travaillais en réanimation — en amont de nos transplantations — lorsqu’un jeune homme ou une jeune femme était en mort cérébrale, alors que son cœur battait allègrement, portait cette promesse d’un élan vital pour tellement d’années encore, mais plus pour cette vie, maintenant dépourvue de tout esprit.
Béatriz me rejoint dans son bureau, juste à côté. Je m’affale sur une chaise.
– Béatriz, on ne peut rien faire ici ! Le risque est simplement trop grand. Il est trop tard. Le muscle est à moitié mort. Nous allons perdre cet enfant sur table d’opération, avec un cœur réfractaire, incapable de générer une quelconque énergie. Chez nous, nous aurions cette possibilité de soutenir la circulation avec une machine pendant quelques semaines, exactement ce qu’il lui faudrait pour récupérer assez d’énergie, mais ici, sans ce filet de sécurité, c’est peine perdue.
Elle m’écoute et, à contrecœur, ne peut qu’approuver.
– Le problème, c’est que je n’ai rien à proposer à cet enfant. Les médicaments l’aideront à peine, ils n’empêcheront pas même son décès.
– Je sais. Mais nous non plus, nous ne pourrons pas l’empêcher. Franchement, ce n’est pas l’envie qui manque d’aider cette gosse, mais les moyens.
Nous avons été régulièrement confrontés à ce dilemme d’opérer ou non des cas extrêmes; en fait, ce thème douloureux revient à chaque mission. Offrir à un enfant au pronostic très hypothéqué une dernière chance, au prix d’un engagement extraordinaire, est une question parfois insurmontable. Au début de nos missions, nous étions impitoyables, c’est-à-dire que nous restions à l’intérieur du périmètre des indications opératoires prédéfinies. Seuls les enfants avec un bon pronostic et au prix d’une seule opération, d’intensité faible à moyenne, étaient sélectionnés. Et nous avions raison. Il n’était pas raisonnable d’opérer des enfants à risque excessif ou à survie aléatoire quand d’autres, à meilleur pronostic, auraient été laissés sans avenir. Mais chaque vérité est temporo-spatiale ; c’est-à-dire qu’elle dépend autant de l’endroit où l’on se trouve (en Suisse, chacun aurait été opéré) que du moment dans lequel on la vit.
Avec le développement d’une prise en charge locale, nous avons élargi nos indications opératoires à des cas plus difficiles ou à l’avenir moins certains. Cette logique de guerre qui était la nôtre — qui voulait que l’on destine nos ressources limitées (en temps, argent et énergie) au plus grand nombre d’enfants au prix de la complexité des cas — s’estompe avec cette expertise locale. Pourtant, en dépit de ces progrès indéniables, nous devons garder cette ligne de conduite pour les cas extrêmes, surtout si peu d’espoir véritablement n’existe.
Je propose à Béatriz d’aller avec elle parler à la maman. Je ne pourrai de toute façon pas communiquer directement, je ne parle pas le portugais. Béatriz me sait fatigué et me décharge de cette contrainte. Je sors de son bureau et me pose discrètement au bout du couloir. Je la vois arriver avec la maman portant son enfant. Les regards n’ont pas changé. La main sur l’épaule, Béatriz les guide dans son bureau. La porte se ferme.
Je considère encore une fois ma décision.
Mais je ne peux rien faire d’autre.
J5 —8 h.
Petite nuit. Surtout pour Yann et Guillaume.
Notre guerrier ne fait qu’osciller entre des phases rassurantes et d’autres, terribles, où nous craignons le voir sombrer. Tout cela a commencé hier soir vers 21 h. Yann qui n’avait toujours pas quitté son poste, m’appelle pour m’informer que la pression sanguine flanche à nouveau et qu’il a toujours plus
de mal à oxygéner le sang. Le temps que j’arrive à l’hosto, il avait décidé de changer de respirateur, craignant que les informations données par ce vieil appareil ne soient pas correctes. Ces informations sont évidemment capitales. Elles sont comme un altimètre sur lequel nous réglons notre hauteur de vol. Et de fait, avec ce changement — et l’ajustement de tous les paramètres — la pression sanguine remonte comme par enchantement à des valeurs normales. C’est en partie rassurés, que nous quittons l’hôpital une heure plus tard.
Au souper — il est déjà tard — pas de grandes discussions. Pas de grandes déclarations non plus. Je vois bien que le moral de chacun est un peu entamé et que tous, nous avons notre dose de fatigue. C’est fourbus que nous avons regagné nos lits.
6 h.
Coup de téléphone. Un long numéro qui commence par +258…, un indicatif avec lequel je n’ai pas l’habitude, mais je devine bien à quel pays il appartient. Ça ne peut être que l’hôpital. Je décroche un brin anxieux. C’est Yann :
– Nous avons à nouveau des problèmes. Je lui tourne autour avec Guillaume depuis 3 heures ce matin. Impossible de lui redonner une pression sanguine satisfaisante. Nous avons tout essayé question médicaments. Tu aurais une idée de ce que l’on pourrait encore faire ?
C’est souvent comme cela avec ces cœurs qui vivotent, comme la flamme vacillante vacillante d’un brasier. Il faut un certain souffle dessus (nos médicamenteux) pour en attiser la flamme, mais un souffle jamais trop fort non plus, au risque de tout éteindre.
– Pas vraiment.
– Il a calé sa diurèse4.
– On peut insérer un cathéter de dialyse dans le péritoine pour continuer d’épurer le sang, mais à par cela, je ne vois pas ce que nous pouvons encore faire ici. Chez nous, nous installerions une ECMO5 et je suis sûr qu’avec cela, il récupérerait, mais ici, nous n’avons pas cette machine.
Je me rends à l’hôpital pour initier cette dialyse. Nous décidons de retarder notre première opération vers les 10 heures, après que ce geste ait été réalisé. Nous apportons la table d’instrumentiste directement dans les soins intensifs. Il est plus facile à déplacer que l’enfant lui-même. Je profite du champtage stérile pour réviser l’incision du cœur (toujours laissée ouverte). Celle-ci est propre. Il n’a pas de sang autour du cœur, rien qui pourrait le comprimer. Étonnamment, il fonctionne bien, sa force est satisfaisante, mais la pression reste basse malgré tous nos efforts pour la maintenir. La défaillance globale contre laquelle nous luttons, serait-elle moins due à un problème cardiaque qu’à une septicémie ? En dépit de nos antibiotiques ?
La dialyse est installée et initiée. La pression sanguine remonte quelque peu. Notre moral avec.
Je regarde encore avec nos cardiotechniciens (eux qui font tourner nos machines cœur-poumon) si nous pourrions improviser une ECMO « à la MacGyver ». Ils me confirment ce que je craignais : nous ne possédons pas le matériel pour cela.
Hélène vient nous retrouver. C’est son dernier jour. Elle repart en Suisse en début d’après-midi. Elle souhaite une photo de groupe. On se regroupe un peu, alignés comme des footballeurs au milieu des soins intensifs. Yann râle un peu :
– Je suis crevé. Regardez la mine que j’ai.
C’est vrai qu’il a une barbe de trois jours (cela fait deux nuits qu’il est resté sur le pont de ce bateau ivre) et il donne l’impression de s’être peigné ce matin avec un pétard de carnaval. On ne lui laisse de toute façon pas le choix. Il est kidnappé et bloqué au milieu du groupe.
– C’est bon Yann. Avec Photoshop, on arrangera tout ça. On pourrait même te faire un brushing à la Donald si tu veux. Couleur canari comprise.
Cette remarque a l’avantage de nous faire sourire, exactement ce qu’il faut… pour la photo souvenir.
L’enfant du jour dort maintenant. Il souffre de la maladie bleue, compliquée d’une autre pathologie cardiaque, rare et assez difficile à réparer. Sozinho voulait que nous l’opérions ensemble. Je le vois en train de désinfecter son thorax. Nos saluons chaleureusement Hélène. Embrassades, accolades. Elle est très émue, de cette expérience bien sûr, mais surtout du petit si malmené, qu’elle avait pris d’affection, lui et sa maman. Qu’elle voit s’enfoncer doucement, malgré nos efforts pour le tenir en vie.
Quatre heures plus tard. L’opération est terminée. Elle fut difficile et longue, mais tous nos paramètres sont bons. Au cours de sa réalisation, soudain, il y eut un frappement à la vitre de la salle d’opération : c’était Hélène qui nous faisait un dernier signe d’adieu. Ses yeux étaient brillants. Nous lui avons répondu avec un pouce levé.
Nous avons décidé de ne pas réaliser la deuxième opération (qui aurait été la troisième du jour), comme prévue. Il est déjà tard et l’équipe est sur les genoux.
Je passe voir le guerrier. Un léger mieux, mais l’espoir reste contenu, car maintenant, au troisième jour, ce n’est plus une stabilisation qui serait souhaitée, mais une progression. Jusqu’à présent, le temps a travaillé pour nous, en permettant au cœur et à cet organisme ébranlés de récupérer, à partir de maintenant, il travaillera contre nous, car d’autres complications vont apparaître. Et cette inflexion de l’évolution, cette progression fait cruellement défaut. Son état est si critique que maintenant, à tout moment, à la moindre secousse, il pourrait nous quitter.
J6.
Notre Petit Prince nous a quittés hier soir peu avant minuit. Nous avons averti les parents de nos craintes — redoublées dans l’après-midi avec les difficultés croissantes d’oxygéner le sang — une défaillance des poumons cette fois.
Le papa, qui travaille loin, dans une autre province, a eu le temps de venir à Maputo et a rejoint son épouse dans la soirée. Ils ont pu veiller leur enfant durant ses derniers instants.
Moi, ce n’est que le matin que je les ai (re) vus. Ils étaient accompagnés d’un oncle et d’une tante. Nous nous sommes retrouvés dans le bureau de Béatriz ; c’est elle qui s’est chargée de la traduction. Nous leur avons exprimé notre tristesse, pour leur enfant et pour eux. Nous ne nous sommes pas étalés dans des explications compliquées : à ce moment, rien n’arrive à percer cette couche compacte, formée par leur douleur, pour atteindre la compréhension. Le papa nous écoutait quand même; la maman, parcourue de vagues de sanglots, était repliée sur elle-même, la tête enfouie dans ses bras. Ils n’avaient pas de questions, à la fin de notre discussion. Ils nous ont encore remerciés avant de se regrouper en cercle. Nous les avons quittés dans leur désarroi et leur douleur.
En entrant dans les soins intensifs, j’ai évidemment regardé le slot qu’occupait cet enfant. Il était vide, déjà nettoyé. Et ce vide — en fin de compte normal, car notre activité va se poursuivre — m’a un peu dérangé : c’était devenu sa place. C’est là qu’il s’est battu — nous avec lui. Cette place lui appartenait un peu et j’avais un peu mal de savoir qu’elle allait si vite déjà servir à un autre enfant. Comme si rien de dramatique ne s’était passé à cet endroit.
La visite aux soins intensifs fut brève ce matin. Chaque enfant va bien, est stable et aura profité pleinement de nos opérations. La journée d’aujourd’hui s’annonce comme souvent bipolaire : plutôt complexe ce matin et plus simple cet après-midi. La fin de la mission arrive en point de mire, les cas les plus complexes ont été opérés, les journées devraient s’alléger.
L’opération de ce matin reste difficile. Sozinho tient à ce que nous la réalisions, car celle-ci non plus, il ne l’a encore jamais vue effectuée. La connexion du cœur au poumon manque complètement. Le sang traversant les poumons provient de grosses artères partant directement de l’aorte. La correction consiste à rassembler ces artères et à les connecter au ventricule droit (le ventricule pour les poumons).
L’opération — assez longue ; pas moins de quatre heures — se passe bien. L’oxygénation du sang est optimale.
Cet après-midi, ce sera le dernier enfant « poids plume » de la mission (3,5 kg). J’aiderai Sozinho à fermer une communication entre les deux ventricules.
Après une bouchée à notre cuisine, je déambule aux soins intensifs. Aucun problème notable. Les enfants évoluent tous de manière satisfaisante. Dans un coin, je remarque un petit attroupement. Ce sont les infirmiers occupés à réparer un système de drainage pleural. Il doit dater de Mathusalem, mais avec leur coup de patte — et l’association de matériaux plutôt improbables — il marchera encore quelques années.
Yann entrouvre la porte des soins intensifs, passe la tête :
– On est prêts.
– Ok, moi aussi.
– Vous en avez pour combien ?
– Pas long ici. Deux heures et demie, trois heures ?
Dans le couloir séparant les soins du bloc, regarde par la vitre. Sozinho a déjà désinfecté et placé les tuyaux de la machine cœur-poumon. Il est prêt à inciser.
19 h
L’opération s’est déroulée sans problème. C’est Sozinho qui l’a en grande partie réalisée. Nous entamons la « descente » de la mission. Nous n’avons plus que des cas assez standard à opérer.
J7 —14 h 30.
14 h 30 oui.
Car notre soi-disant opération standard a duré plus longtemps que prévu. Beaucoup plus longtemps, six heures ! Nous l’avions planifiée en fin de mission, car elle nous paraissait d’une difficulté moyenne : elle s’avéra, de fait, être particulièrement ardue.
L’enfant avait déjà été opéré de la maladie bleue par Sozinho. Il a développé ensuite — bien après – une endocardite6 sur les deux valves de la moitié droite du cœur. Leur fermeture, devenue déficiente, créait un reflux important de sang et entraînait une défaillance circulatoire progressive. Une opération était impérative, d’une part pour éradiquer l’infection, d’autre part pour rétablir la fonction de ces deux valves.
Il est toujours plus difficile de réopérer un cœur (ou n’importe quel autre organe). Ceci est une règle générale, jamais démentie. Des adhérences, souvent saignardes, se sont constituées entre le cœur et les organes qui l’entourent. De plus, la surface du cœur est comme gommée par une fine pellicule cicatricielle, et n’apparaît plus avec la même netteté. Dans le cas présent, Sozinho avait utilisé le péricarde, cette enveloppe protectrice encerclant le cœur, pour corriger la malformation. Sans cette enveloppe, la partie droite du cœur est venue littéralement se coller au sternum. Réouvrir ce sternum avec une scie oscillante aboutit souvent à entailler le cœur lui-même avec le déclenchement d’une hémorragie cataclysmique. Pour éviter ce drame, nous devons d’abord libérer le cœur du sternum. En ouvrant le haut de l’abdomen et en soulevant le sternum, on décèle — à travers l’équivalent d’un trou de serrure — le cœur fusionné au sternum. C’est avec la prudence d’un Sioux et délicatesse qu’il faut attaquer ce décollement. Ce type d’acrobatie, avec notre lampe frontale, nous transforme en spéléologues.
Au fur et à mesure de la progression de la dissection, le sternum « dégagé » est fendu avec la scie sur quelques centimètres, et l’exercice de spéléologie reprend pour quelques nouveaux centimètres, jusqu’à ce que l’incision soit ouverte complètement. Ce travail en surplomb, dans une position impossible, à bout de pincettes et de ciseaux, met une tension terrible sur la musculature du cou et les vertèbres cervicales. À plusieurs reprises, cette lutte doit être interrompue pour relâcher ces muscles trop crispés.
Ensuite, une fois l’ouverture obtenue, le cœur, massivement dilaté, a encore exigé une dissection, elle aussi, très « chronophage ». Enfin, le choix des prothèses chez ce patient fut délicat. Pour une des valves, nous n’avions pas de prothèse avec une taille identique. Nous nous sommes alors lancés dans une longue plastie d’élargissement de l’ouverture native pour y accommoder la seule prothèse à disposition.
Quant à l’autre valve, elle non plus ne nous épargna pas d’un certain stress. Nous avions « dégelé » et préparé un conduit valvulé de taille adéquate. Ces conduits proviennent de veines jugulaires, qui chez les bovidés, possèdent des feuillets valvulaires similaires à ceux de notre valve pulmonaire. Ces conduits sont livrés sur une grande longueur, avec la valve se trouvant au milieu. Chez nous, l’excès de tissus est excisé et jeté. Mais pas ici. Car cette paroi veineuse peut servir comme tissus de substitution « à bas prix » pour d’autres enfants.
En prenant le conduit préparé, je l’inspecte et constate avec effarement qu’il ne possède pas de valve. Celle-ci a été utilisée auparavant et il ne reste que l’excès de veine ! Évidemment, j’avais déjà excisé la valve native malade. Moment de flottement, car à première vue, nous n’avons plus de prothèse de la bonne taille, mais pas de panique. Je sais que je peux, avec un long et quelque peu périlleux exercice élargir l’anneau de la valve native valvulaire pour accommoder une prothèse plus large.
Bref, toute cette préparation, cette dissection laborieuse, ces contretemps opératoires ont fait que l’opération ne se terminait que dans l’après-midi. L’après-midi de notre dernier jour. Avec encore une dernière opération en vue.
À la fermeture de la peau, j’ai jeté un œil du côté des anesthésistes, en même temps que je désignais l’horloge. Étaient-ils d’accord d’entamer la dernière opération qui allait elle aussi durer passablement longtemps ?
– Vous en auriez pour longtemps à transférer cet enfant aux soins et endormir le suivant ?
– Trois quarts d’heure — une heure peut-être. Et toi ?
– Je peux l’opérer en deux heures et demie — deux heures trois quarts
– Ok, alors on y va.
Cette équipe qui m’accompagne — tant en salle d’opération qu’aux soins intensifs — est tout simplement fantastique. Jamais elle n’a renoncé face aux sommets, souvent plus hauts que nos prévisions, qui nous étaient présentés. Jamais elle n’a exprimé une lassitude face à la charge, la surcharge, de travail, lorsque les nuits ne se résumaient plus qu’à quelques heures de veille. Jamais elle n’a rechigné devant une nouvelle tâche, même si elle survenait sur des jambes déjà si lourdes, si tard dans la journée. Elle a même toujours trouvé le moyen de maintenir sa bonne humeur, de la susciter par une remarque ou une allusion drôle7.
18 h.
Heureusement, les changements de patients ici sont beaucoup plus rapides que chez nous. L’hygiène hospitalière est moins tatillonne : un bon récurage, une désinfection sommaire, et l’enfant suivant était déjà allongé sur la table d’opération. Trois quarts d’heure plus tard, Sozinho badigeonnait le thorax du petit de bétadine.
– On est dans nos temps. C’est à toi maintenant !
Me dit Yann, dont je devinai, sous le masque, le sourire en coin.
– Je vais y aller à une vitesse soutenue, mais sans forcer.
Et c’est vrai que l’opération s’est bien passée et lestement. Attilio, dans le rôle de l’instrumentiste, me glissait dans la main chaque instrument, chaque fil que j’avais demandé bien avant d’avoir terminé le geste en cours. Sozinho reprenait avec rythme et souplesse chaque fil que je lui tendais. Chacun était concentré et cette chorégraphie opératoire s’est déroulée à merveille, sans aucun à-coup. Mes sutures s’alignaient, régulières, dans un mouvement fluide. Entre deux nœuds, soudain, j’entendis comme un gloussement du côté de l’anesthésie. Un coup d’œil de leur côté. Et c’est Évelyne qui m’avoua :
– On vous a trouvé un nouveau surnom avec Yann.
– Ah bon ?
– On vous appelle « la nouvelle Singer8 ».
Devant mon regard intrigué, elle poursuivit :
– Comme les machines à coudre. Celles de nos grands-mères. Tant vous cousez vite !
Là, les deux rirent franchement. Nous aussi d’ailleurs. Évelyne me regardait toute fière de sa trouvaille. J’ai toujours trouvé que l’accoutrement chirurgical, avec masque et bonnet, faisait ressortir de manière incroyable les yeux, le regard — et souvent la personnalité des gens. Et les siens — ces grands yeux bleus – si volontiers rieurs, avec ce rayonnement particulier du bloc, sont capables de « relancer » l’humeur des plus abattus.
L’opération s’est terminée en beauté, à quelques minutes près du temps prédit (une légère avance en fait !). Cette fois, la mission touche à sa fin. Il faut encore juste assurer le transfert du petit et son réveil, et nous pourrons transmettre tous nos opérés à l’équipe locale pour la suite des soins et la réhabilitation.
C’est Sibylle, notre GO de service, qui a organisé la soirée (c’est elle qui a organisé toute la mission, un labeur commencé en février) : ce soir, ce sera « relâche », un souper en ville, puis un retour vers 22 heures à l’hôpital pour contrôler nos protégés et si tout va bien, pour récupérer les membres de l’équipe locale qui veulent absolument nous faire découvrir la vie nocturne de Maputo.
Encore une nuit de tous les dangers.
Mais cette fois, pour moi !
J8 —Le petit matin. (Il est déjà 10 heures, bien sonné)
Des petits yeux tirés pour les plus jeunes de l’équipe. Depuis pas mal d’années, je confirme ce conflit de générations qui veut que le matin de ces sorties de dernier jour, les aînés soient les mieux réveillés, les plus alertes, pour avoir, les premiers, abandonné la partie entamée la veille.
Tout cela a commencé par un souper (le menu fut dominé par des cheeseburgers bien baveux — ce sont toujours les cordonniers…) très sympa et très drôle en ville.
Durant l’apéritif, nous avons encore pu suivre la dernière demi-heure de la finale de la Cup à Wembley. Arsenal, mon équipe de cœur lorsque je travaillais à Londres, a réussi — un peu contre toute attente — l’exploit de battre Chelsea, un de ses rivaux historiques, 2 – 1. J’étais d’une humeur quasi euphorique.
Nous sommes ensuite allés récupérer nos collègues de l’Instituto à 22 heures, comme prévu.
Ils étaient en train d’opérer !
J’ai frappé à la grande vitre de la salle d’op’ pour attirer leur attention, puis ai entrouvert la porte.
– Vous opérez en cachette, sans nous ? Vous nous aviez dissimulé un autre enfant bleu ?
Sozinho rigole :
– Nous venons d’enlever une rate. C’est un jeune qui a eu un accident de voiture et a été admis en urgence avec une hémorragie abdominale. La rate était éclatée9.
– Besoin d’aide ? J’en ai opéré pas mal de rates moi… le siècle passé.
– Non, nous avons presque fini.
Je leur dis encore en souriant :
– Je vous rappelle que la mission se termine officiellement à minuit, donc nous pourrons inclure cette dernière opération dans nos statistiques.
– Oui, bien sûr.
Sozinho fêtait son anniversaire ce 27 mai et tenait à nous inviter dans une disco en ville. C’est peu avant minuit que nous l’avons (enfin) atteinte. Des rythmes d’enfer, des bruits assourdissants, des
basses qui martyrisent les tympans, des flashs stroboscopiques partout. Mais surtout, des collègues tellement à l’aise avec les contorsions en phase avec que cette ambiance. Les miennes, timides, sont si lourdes, si rigides et si maladroites… qu’elles remettent presque en question mes capacités de coordination de mes mouvements — pourtant si cruciaux dans mon boulot.
Moi et quelques-uns des plus routiniers (le mot est élégant pour qualifier ma génération) sommes rentrés une heure et demie plus tard.
Quant aux autres… il y a aujourd’hui encore, prescription sur l’heure de leur retour. On finit cette mission sur une note d’optimisme, même si le guerrier nous a quittés. Dans notre bulle, nous avions un peu oublié le monde. Je me hasarde sur internet (je n’y vais pas souvent), la boule un peu au ventre en tapant « attentat Manchester ». Le bilan, peut-être encore provisoire, fait état de 22 morts et de 250 blessés, parmi eux, de nombreux enfants et adolescents. Je secoue la tête
sans arriver à comprendre comment une personne (il semble que le terroriste ait agi seul) peut en arriver à pareille extrême. Je sais des vies fauchées, des familles inconsolables, un peuple ébranlé. Ce terrible bilan écrase tellement le nôtre que je ne peux empêcher une vague de tristesse, d’insignifiance, voire même d’inutilité, m’envahir.
Maputo, Mozambique, le 28 mai 2017.
Bilan final de la « Mission Mozambique 2017 »
Opérations cardiaques | 12 |
Total d’enfants opérés | 11 |
Complications/décès | 1 |
Enfants « guéris » | 10 |
… et une opération de la rate.
1 La cannulation est le mot raccourci utilisé pour désigner la mise en place de cannules dans les vaisseaux cruciaux entourant le cœur pour dévier le sang dans la machine cœur-poumon. C’est cette machine qui assure la circulation sanguine pendant que le cœur est arrêté pour sa correction.
2 On évalue le saignement post-opératoire par le sang aspiré par les drains mis autour du cœur après chaque chirurgie à cœur ouvert.
3 ALCAPA signifie : Abnormal Coronary Artery from the Pulmonary Artery. Normalement, Les deux artères coronaires ont leur origine sur l’aorte, le vaisseau à pression haute et charriant du sang oxygéné. Dans cette malformation, une des deux artères prend son origine de l’artère pulmonaire, le vaisseau à faible pression et charriant du sang veineux, pauvre en oxygène. Vu à temps, cette malformation est corrigeable – il s’agit de réimplanter cette artère au bon endroit – avec un excellent pronostic. Vu trop tard, après un infarctus étendu du ventricule, le pronostic devient sombre et le risque opératoire substantiel.
4 Il a arrêté d’uriner. Cela veut dire que les reins se sont arrêtés de fonctionner. Pas encore un signe d’irréversibilité, mais un signe très inquiétant.
5 Une sorte de machine cœur-poumon qui permet de soutenir la circulation sanguine pendant quelques jours.
6 Une endocardite signifie une infection d’une valve cardiaque, généralement d’origine bactérienne. Ces infections peuvent détruire une valve en quelques jours et, sans traitement, sont souvent mortelles.
7 Ce trait était particulièrement fort cette année, mais n’était pas en opposition avec les autres missions. J’ai toujours eu la chance de pouvoir compter, lors de chacune d’elles, sur des personnes enthousiastes et « corvéables » à souhait.
8 A prononcer « singère ».
9 L ‘Instituto do Coracao accueille et soigne aussi les enfants soufrant d’autre pathologies, en particulier les victimes de traumatismes. Ce sont souvent les chirurgiens cardiaques, réputés pour leur efficacité, qui opèrent ces enfants-là.