Blog prof. René Prêtre
Mission Cambodge 2018
Post by René Prêtre
Cambodge, Siem Réap
28 octobre — 3 novembre 2018
Samedi 28 octobre — J1.
Décollage à Kloten, direction Siem Réap via Bangkok.
Cette année, le hasard veut que notre vol se déroule durant le changement d’horaire en Suisse entre l’heure d’été et l’heure d’hiver. Ceci nous permet d’arriver une heure plus tôt à Bangkok et de prendre une meilleure correspondance sur Siem Réap. Nos valises sont pleines, les volumes résiduels ayant été remplis par des doudous que nous offrent les personnes voulant participer à notre action. Nous ne gardons avec nous-mêmes que les objets de première importance. Pour moi, cela signifie avant tout les lunettes chirurgicales.
Le vol se passe sans problème. Mon sommeil n’est même pas perturbé par les turbulences qui ont empêché certains de l’équipe de dormir. Il faut dire que ma nuit précédente avait été courte, ayant dû me rendre au CHUV vers minuit pour une intervention.
À l’arrivée à Bangkok, je veux reprendre mes affaires, mais le loquet du tiroir est bloqué. Je laisse sortir les passagers et appelle l’hôtesse, qui appelle son collègue, qui, lui non plus, n’arrive pas à ouvrir ce foutu tiroir. Le temps pour la prochaine correspondance est compté et ils appellent en urgence un mécanicien de l’aéroport. Après une dizaine de minutes, deux gars arrivent, armés d’une boîte à outils pour faire sauter le verrou de ce tiroir. Entre-temps, j’ai étudié l’ouverture d’un tiroir similaire et compris que la serrure ne se trouvait pas au-dessus de la poignée, mais sur chacun des côtés. Nos sauveteurs, comme nous tous au début, s’attaquent à l’endroit où devrait logiquement se trouver la serrure. Je leur fais remarquer cette particularité, me munis de deux tournevis fins et réussis à débloquer le tiroir. Soulagement général. Je reprends mes lunettes. Je lance encore aux stewards et stewardesses :
– J’ai été crocheteur de coffres-forts dans une vie antérieure !
Ils rigolent et me souhaitent bonne chance.
Je retrouve mon équipe. Un café en vitesse et déjà nous pouvons embarquer pour Siem Réap. Daydreaming. Mon regard se laisse bercer par le spectacle du paysage. Je suis frappé par l’immense étendue d’eau qui s’étire sous nos yeux, sachant pourtant que nous sommes à la fin de la mousson. Heureusement pour nous — même si nous vivrons cloîtrés cette semaine — le ciel est bleu, le temps est clément. Après les formalités douanières, nous atteignons notre hôtel en début d’après-midi, ce qui nous permet de nous reposer.
Nous nous retrouvons au lobby vers 18 h pour une escapade en ville et, ce soir, pour un barbecue khmer (grande profusion de viandes exotiques, allant du crocodile au requin).
La fatigue du voyage et le décalage horaire (six heures de différence) se faisant ressentir, la plongée dans les plumes se fait vers 22 heures (locales). La mission est lancée !
J2 – 7 h
Réveil en sursaut, par le téléphone de l’hôtel.
Pendant quelques secondes, émergeant des profondeurs, je suis un peu perdu : la tonalité du râleur est différente, la lumière très orangée, le décor inhabituel. Il me faut quelques secondes pour me réorienter, me rappeler que je suis au Cambodge et surtout, qu’il est sûrement déjà tard. Je prends l’écouteur :
– Vous venez ? On vous attend !
Je m’ébroue un premier coup :
– Oui, oui j’arrive. Allez-y déjà, commencez sans moi.
Je m’extrais du lit englué de sommeil. J’ai vécu le scénario classique des paupières récalcitrantes jusque vers 4 h du matin avant leur capitulation. Et ensuite…
Je constate que j’avais oublié d’enclencher l’alarme sur mon portable. J’enfile rapidement mes habits, déboule hors de l’hôtel et me rends prestement à l’hôpital.
À l’entrée, en fait, une bonne partie du staff m’attend. Après les salutations, ils m’entraînent vers le mémorial qui est en train d’être érigé à la mémoire de Beat Richner. Il y a aussi une chapelle ardente proche de l’aire d’entrée. Cela fait plaisir de constater que son souvenir est toujours aussi vif et sera impérissable.
J’entre dans la salle de conférence et sursaute en voyant tout le monde se lever (se mettre presque au garde-à-vous) pour m’accueillir. Je me sens un peu gêné de savoir qu’ils m’ont attendu pour commencer leur colloque ; d’autant plus que, étant accompagné par leurs collègues, j’ai soudain pris mon temps pour admirer le mémorial.
La salle est, comme toujours, pleine à craquer. Et c’est à nouveau une litanie de chiffres impressionnants, d’admissions, d’opérations, de soins prodigués. Les assistants de la garde descendante présentent les scanners des cas les plus complexes du week-end. Je retiens celui d’une petite fille de deux ans, admise avec une fracture de tibia, suite à une chute de vélomoteur qui présente en même temps un énorme épanchement péricardique. Le scanner de son thorax est impressionnant. Ils nous précisent en aparté :
– On a aussi drainé le péricarde. Il y avait 500 ml.
Un autre enfant – adolescent lui – fut aussi victime de la route et souffre d’un traumatisme crânien. Même si mes souvenirs de « la trauma » ont pris de la poussière, je remarque quand même un œdème cérébral inquiétant. Leur mine me confirme le pronostic très réservé ici.
À la sortie du rapport, Ladin me détaille les cas prévus pour la journée : une sténose pulmonaire critique chez un tout petit et une tétralogie de Fallot.
Nous passons ensuite aux soins intensifs. Ceux-ci sont pleins et ça piaille dans tous les coins. La tournée achevée, David me rassure :
– Ce sera bon pour le programme d’aujourd’hui. Plusieurs enfants peuvent être transférés en chambre. C’est une peu comme sur un champ de bataille : ce ne sont pas ceux qui font le plus de bruit qui m’inquiètent le plus, eux sont souvent prêts à quitter les soins, mais les taciturnes, les résignés.
Et comme le niveau sonore est plutôt haut ce matin, nous devrions pouvoir dégager plusieurs lits.
Ce qui me frappe le plus, c’est l’augmentation de l’activité réalisée par cette équipe. Ils opèrent maintenant deux enfants par jour et s’organisent pour effectuer trois opérations quotidiennement. Leur vol
ume chirurgical est devenu aussi grand que le nôtre. S’ils continuent à ce rythme, ce sera bientôt eux qui viendront faire des missions chez nous.
Nous allons donc commencer la mission par l’opération d’une sténose de la valve pulmonaire : c’est-à-dire une ouverture très restreinte de cette valve qui crée une congestion sanguine en amont et un petit débit cardiaque en aval. Même si l’enfant ne pèse que trois kilos, l’opération ne devrait pas être très compliquée et j’assisterai Ladin à la réaliser.
17 h 30.
Ladin a réalisé les deux opérations du jour. La première s’est déroulée sans problème. La deuxième fut plus corsée. Les artères pulmonaires de l’enfant avec cette tétralogie étaient si peu développées qu’elles ont nécessité un long travail de reconstruction. Nous avions prévu un troisième enfant, mais vu l’heure tardive, les soins bien chargés — et la surveillance accrue imposée par notre dernière opération — nous décidons de repousser d’un jour ce dernier cas.
J3 – 8 h 30.
Ce matin, nous avons commencé par une visite de l’hôpital « général ». Notre guide — à tout seigneur tout honneur — n’était autre que Denis Laurent, le directeur général de Kantha-Bopha. C’est lui qui a repris le flambeau laissé vacant par Beat Richner. Cette visite a ranimé en moi quelques souvenirs an
ciens (j’avais découvert l’endroit pour la première fois en 2007) — les blocs opératoires, l’emplacement des soins intensifs — et m’a aussi montré l’énorme progression que cet hôpital a réalisée et continue de réaliser.
J’ai eu d’ailleurs, hier, une longue discussion avec Denis. Il m’a d’abord confirmé ce que je savais déjà, à savoir que l’avenir de Khanta-Bopha n’était pas menacé. Ensuite, il m’a exposé les projets de Siem Réap, mais aussi, et surtout, leur volonté de démarrer un programme cardiaque similaire à Phnom Penh. Les infrastructures ont été en grande partie calquées sur celles d’ici et le tout progresse bien. Ils pensent pouvoir réaliser leurs premières opérations à cœur ouvert en août de l’année prochaine.
– Le 1er août, m’a-t-il même précisé.
– Le jour de notre fête nationale ; cela nous donnera deux raisons de fêter cette date, lui ai-je répondu avec un clin d’œil.
Ce qui est particulièrement réjouissant dans ce nouveau projet est le fait que c’est l’équipe de Siem Réap — en particulier Ladin et son équipe — qui formera celle de Phnom Penh. Cela montre, si besoin était, le niveau d’excellence qu’ils ont atteint.
18 h.
Ladin est en train de terminer notre dernière opération. En fait, il joue les prolongations. L’enfant — un tout petit – souffrait aussi d’une hernie inguinale. À la suture de l’incision « cardiaque », il m’a demandé s’il pouvait fermer « en passant » (j’ai apprécié le raccourci) cette hernie.
– Cela lui évitera une autre narcose.
À le voir progresser dans cette entreprise à travers la grande vitre qui me sépare de lui, je pense qu’effectivement ce sera « en passant » que ce deuxième geste aura été réalisé. À part pour quelques changements de pansements, personne ne remarquera cette deuxième opération.
Nos opérations — une était particulièrement délicate — se sont bien déroulées. Ce sont surtout les soins qui ont « souqué dur » aujourd’hui. Ils ont dû procéder à deux réanimations « musclées » ; une cet après-midi et l’autre à l’instant.
Yann est d’ailleurs venu m’en parler au bloc lorsque j’enlevais mes gants :
– On vient d’admettre une enfant en complète acidose, en détresse respiratoire avancée. On a juste eu le temps de l’intuber. Le premier écho de débrouillage montre une défaillance cardiaque massive sur un shunt important. Il faudra le fermer rapidement.
– Ce soir ?
– À voir. Si David et Jacques arrivent à le stabiliser, on pourra attendre demain.
Jacques est un bénévole, surnuméraire. Il a créé les soins intensifs de la chirurgie pédiatrique du CHUV et les a dirigés pendant un temps immémorable. Il vient de prendre sa retraite. David m’avait abordé il y a quelques semaines :
– René, Jacques, tu le connais, il a quitté le CHUV, mais il est toujours intéressé par ce que l’on fait, il a toujours les mains qui le démangent un peu et il aimerait se joindre à nous. Il voudrait se concentrer sur la formation, le « teaching ».
Nous ne prenons normalement pas de bénévoles. Nous avons régulièrement des demandes, toutes bien intentionnées, mais nous n’avons pas de créneau pour « des externes ». L’hôpital est bien équipé et bien organisé pour tout ce qui touche le soutien des familles. Quant aux gens de métier, s’ils ne sont pas de la « marmite cardiaque », ils constituent, pour nous, un handicap plus qu’une aide, car nous devons alors surveiller chacun de leurs gestes. Tant qu’à faire, s’il faut valoriser la performance d’une personne, autant que ce soit celle d’un local. Mais quelqu’un comme Jacques, bien entendu, c’est différent : il est non seulement de cette marmite, mais il en a même affiné l’assaisonnement au cours du temps.
Et hop ! du coup, on a embarqué Jacques dans nos valises. Ce soir, je sens la fatigue gagner le groupe. Les deux et troisièmes jours sont souvent les plus éprouvants, car nous concentrons les cas difficiles en début de mission (pour pouvoir les suivre plus longtemps aux soins intensifs), à un moment où le jet-lag est particulièrement brutal. L’un et l’autre peuvent être assommants.
Ainsi, ce soir, ce sera souper frugal et dodo.
J3 —8 h
Nuit entrecoupée, de sommeils et de veilles. Réveil particulièrement difficile ce matin. Quand j’arrive au petit déjeuner, il est déjà temps de partir. J’enfourne rapidement un croissant et bois un café très noir. La visite aux soins intensifs est rapide, la nuit fut calme et tous nos opérés sont stables. Le cas du jour consiste une sorte de première. Il s’agit de faire ce que l’on appelle une opération de Fontan,
elle qui n’est réservée qu’aux cas extrêmes. Ce type d’opération, que nous avons toujours récusé en début de programme en mission, trouve maintenant logiquement sa place ici avec l’excellence acquise. L’enfant a déjà subi une première opération de préparation et est particulièrement bleu : cela veut dire que son taux d’oxygène est particulièrement bas. Je m’attends à une reprise opératoire difficile, avec des adhérences serrées et sanguinolentes.
15 h.
L’opération de Fontan est terminée, mais, qu’elle fut acrobatique ! En effet, en plus de ces adhérences particulièrement ténues, l’enfant présentait une anatomie inhabituelle avec une inversion de certains de ses organes. Le foie, par exemple, se trouvait à gauche, de même que le cœur. Ceci crée une situation particulière, car la veine cave inférieure, qui relie l’hémicorps inférieur et le foie au cœur, se trouve très
déplacée et dans une position quasi inatteignable. C’est après une bagarre de cinq heures que nous avons réussi à mettre le dernier point sur cette opération. Par bonheur — les dieux étaient avec nous — la sortie de machine cœur-poumon s’est déroulée sans aucun problème, avec de très bonnes pressions sanguines, un bon débit cardiaque et une oxygénation normale du sang. Cette opération va définitivement changer la vie de cet enfant.
En attendant le cas suivant, je me rends dans la salle de matériel. Aurélie est couchée sur un lit, blanche comme un linge. On m’annonce que trois personnes de l’équipe se sentent mal, avec nausées, vomissements et mal de ventre. Moi-même, j’ai ressenti à plusieurs moments des crampes abdominales, mais qui ont été mises entre guillemets, étouffées par la concentration et l’effort nécessaire pour cette opération. Elles reprennent également à cet instant. On me propose un sandwich que je n’arrive pas à étrangler. Je demande à Yann d’attendre un peu avant d’amener le second cas, d’être sûr que tout le monde aux soins intensifs est stable, mais surtout que notre patient fraîchement opéré ne montre pas d’à-coups tensionnels.
18 h 30.
Le deuxième cas s’est passé relativement rapidement et sans problème.
C’est Ladin qui l’a opéré, selon ma technique. Une technique simplifiée par rapport à celle des livres, mais tout aussi efficace. Il était enchanté, par le résultat d’abord, puis surtout par l’élégance de cette approche.
Visite éclair aux soins intensifs : l’enfant de ce matin se porte bien, tous ses paramètres hémodynamiques sont alignés. C’est sans soucis que l’on peut rentrer à l’hôtel et essayer de manger quelque chose après cette longue journée.
22 h.
En fait, je me suis senti patraque toute la soirée. S’est jointe au club des barbouillés pratiquement la moitié de l’équipe, certains avec vomissements incoercibles. Nous sommes vraisemblablement victimes d’une intoxication alimentaire. Comme de fins limiers, on établit notre enquête. On effectue le
décompte des menus choisis hier soir. Ils semblent que ce soit ceux qui ont choisi le steak saignant qui, ce soir, sont patraques. Moi-même je n’arrive pas à avaler quoi que ce soit. Je prends un thé (ça doit être le deuxième de l’année !) et décide d’aller me ranger le ventre vide, avec quand même toujours des nausées lancinantes.
J4 —le matin.
Au petit déjeuner, comme hier soir, la moitié de l’équipe est vaseuse avec des abdomens grinçants. Par chance, les soins intensifs se portent bien : aucun problème à signaler au cours de la nuit et en fait tous les enfants sont bien réveillés.
Le cas du jour est compliqué. Longtemps, nous avons refusé cette opération en raison de sa lourdeur.
Chez cet enfant de 14 mois, l’afflux de sang dans les poumons ne provient pas du cœur lui-même, mais d’artères partant directement de l’aorte. Nous avons encore affiné le diagnostic par une angiographie, qui montre cinq vaisseaux (deux à gauche et trois à droite) partant de l’aorte. Cette malformation tue les enfants à bas bruit en détruisant leurs poumons, car ceux-ci sont soumis à des pressions sanguines hautes. Sans chirurgie, c’est une mort lente qui les attend avec asphyxie progressive contre laquelle rien n’est possible. Ces morts « à bas bruit » peuvent prendre plusieurs années, mais aucun de ces enfants ne franchit l’adolescence. La correction doit être réalisée assez rapidement, avant que les poumons n’aient trop souffert de cette hypertension artérielle.
C’est une opération toute en profondeur qui nous attend. En effet, les embranchements des vaisseaux pulmonaires partent de l’aorte descendante, ce segment de l’aorte court le long de la colonne vertébrale.
14 h.
La correction s’est bien déroulée. Comme prévu, ce fut une chirurgie difficile et minutieuse qui a permis de reconstruire des vaisseaux pulmonaires et de les connecter au ventricule droit. Nous avons, par la même occasion, fermé une communication entre les deux ventricules (qui est obligatoirement présente).
Le cœur est bien reparti, la force était bonne et l’oxygénation du sang (enfin) normale. La machine cœur-poumon a été arrêtée, les canules retirées et la protamine, cet agent qui permet de redonner au sang une certaine coagulation, est administrée. Il faut juste maintenant attendre que le champ chirurgical s’assèche avant de procéder à la fermeture.
Je suis sorti de la salle d’opération et ai laissé cette tâche à Ladin. Mon dos, rouillé par les années, me fait mal et j’en profite pour m’allonger pendant une demi-heure sur un brancard qui se trouve dans
notre salle de matériel. Là je retrouve quelques collègues et je leur fais part de ma satisfaction.
18 h.
Après le beau temps, l’orage !
Tout ceci a commencé par un point de saignement récalcitrant qui ne voulait pas se tarir après plusieurs tentatives de tamponnement. Il faut dire qu’une coagulation normale est difficile à obtenir ici, en raison de la dénutrition chronique de beaucoup de ces enfants. En effet, tant leur niveau social que leur condition cardiaque les mets dans une situation précaire par carences alimentaires et vitaminiques. Après plus d’une heure de tamponnement, et l’administration des médicaments classiques, nous n’avons toujours pas vu la formation du moindre caillot sanguin et le suintement des lignes de suture persistait. À mon corps défendant — car les tissus sont tellement fins et fragiles — j’ai tenté d’obtenir ce tarissement en passant une deuxième couche de suture avec le plus petit fil possible. Je n’ai pas remarqué un nœud qui s’était formé sur le fil. Lorsque celui-ci est passé à travers la paroi des vaisseaux, il a créé une déchirure plutôt qu’un rapprochement des tissus. Cette fois, ce n’était plus un suintement récalcitrant qui nous embêtait, mais un saignement pulsatile. Un petit geyser. Il n’était plus possible de remettre un point supplémentaire sur ce vaisseau sous tension sans risque d’aggraver encore plus cette déchirure. La seule manière de contrôler la situation était de repartir en circulation extra-corporelle, vider le vaisseau en question (enlever toute tension artérielle) pour ajuster ce point si crucial. Le problème de repartir en machine cœur-poumon est la nécessité d’anticoaguler à nouveau cet enfant pour que son sang ne caillotte pas dans ce circuit artificiel. Cette manœuvre obligatoire va perturber encore plus une coagulation déjà déficiente.
Sans autre choix, j’ai reposé les cannules et nous sommes repartis « en machine ». Le cœur se vide, la pression dans les artères pulmonaires s’affaisse. Je ferme la déchirure avec un fil très fin. Nous rechargeons à nouveau le cœur et arrêtons la machine cœur-poumon. Las, cette nouvelle anticoagulation agit un peu comme un coup de bâton dans la fourmilière et cette fois l’enfant saignote de partout, y compris à des endroits qui étaient auparavant tranquilles. Ce saignement n’est pas extrêmement important, mais il ne nous permet pas de fermer le sternum en l’état. Nous mettons à plusieurs reprises des compresses sur toutes les surfaces cruentées, suintantes, pour les comprimer, dans l’espoir d’un tarissement. C’est après quatre heures de ce travail harassant (et déprimant) que l’on obtient enfin un champ opératoire suffisamment sec pour envisager un transfert de l’enfant aux soins intensifs. Toutefois, cette deuxième circulation en machine, les transfusions données, les médicaments administrés ont nettement péjoré la situation. Le cœur a visiblement perdu une partie de sa force, la pression sanguine n’est plus aussi luxurieuse qu’en début d’après-midi. Maintenant, il faut même stimuler ce cœur de manière répétée pour maintenir une pression satisfaisante. Afin de ne pas compromettre son travail par une quelconque compression, nous décidons de laisser le sternum ouvert. Celui-ci est couvert de quelques compresses humidifiées et d’un pansement stérile. C’est dans ces conditions délicates que nous effectuons son transfert aux soins intensifs.
19 h.
J’ai regagné l’hôtel pour régler quelques problèmes administratifs. À mon départ, l’enfant avait gagné son slot aux soins intensifs. Sa tension artérielle était correcte.
20 h.
Le téléphone sonne. David :
– on masse.
J’accours par une porte détournée directement aux soins intensifs. Là, toute l’équipe est affairée autour de l’enfant. Yann est en train d’effectuer un massage cardiaque à même le cœur (après avoir retiré le pansement). Visiblement, le cœur n’arrive plus à générer la pression nécessaire pour vaincre la résistance pulmonaire. Chaque fois qu’il interrompt son massage, le ventricule droit se distend, incapable de propulser le sang qui le gonfle. Tous les médicaments sont administrés, en vain. Impossible de restituer une circulation sanguine hors massage. C’est après une réanimation de 45 minutes, après l’utilisation de tous les moyens possibles, que nous devons nous avouer notre défaite. Étrangement, à l’arrêt de nos efforts, on n’entend plus que le bruit de quelques moniteurs dans cette grande salle de soins intensifs, habituellement habitée par un brouhaha sonore continu, comme si les autres enfants — en plus du personnel — entendaient suspendre le temps pour saluer le départ de l’un des leurs.
Je demande à Ladin de fermer le sternum pendant que je me rends avec l’équipe des soins intensifs auprès des parents.
21 h.
Nous rencontrons la maman et son fils aîné et lui exposons la situation particulièrement difficile de son enfant et surtout notre échec. Je ne comprends pas la langue khmère, mais je n’ai pas besoin de cela pour saisir — en voyant leur visage s’assombrir — leur enregistrement de nos explications. La maman, à mon étonnement, se tourne alors vers moi, me remercie les mains jointent, avant de se retirer
sur elle-même et de se mettre à pleurer. Elle est prise de tremblements et de sanglots. Son fils, et nous tous, essayons de la consoler. Elle secoue plusieurs fois la tête dans un signe de négation, probablement ne croyant pas véritablement à la réalité de cette journée. Après être restés auprès d’eux plusieurs minutes, ils nous font comprendre qu’ils veulent se recueillir seuls. Nous nous retirons, les abandonnant à leur peine.
21 h 45.
Nous nous retrouvons dans le patio de l’hôtel. Nous n’avons ni la force ni l’envie de sortir en ville. Chacun est éteint, abasourdi. J’en profite pour remercier chacun de l’excellent travail fourni. L’échec est là, c’est vrai, mais tout a été entrepris pour éviter cette issue et l’engagement de chacun fut total et exemplaire.
Nous commandons juste quelques hors-d’œuvre, car personne n’a vraiment faim. Ceci n’est pas dû à nos estomacs encore un peu barbouillés, mais simplement à notre tristesse. C’est vers minuit que nous regagnons nos chambres.
J5 —La nuit.
Nuit interrompue à 3 h 40.
Rembobinage et nouvelle projection de l’opération, en particulier le moment durant lequel point fatal a été placé ; un passage presque « au ralenti ». Au-delà de la malchance (il est quand même rarissime qu’un fil se torde sur lui-même pour créer une boucle), je ne peux empêcher quelques reproches de s’immiscer dans mes pensées, parmi lesquels, un, beaucoup plus tenace : celui de ne pas avoir patienté plus longtemps, de ne pas avoir donné encore plus de temps au temps, à la nature pour obtenir ce tarissement du saignement; celui d’avoir voulu accélérer les choses. L’issue désastreuse de cette opération a été initiée par ce point unique, effectué avec un fil d’un diamètre quasi microscopique, mais grevé d’un nœud en son milieu. Comme une avalanche, qui grossit et finit par tout emporter, elle peut démarrer avec une simple boule de neige. Notre saignement a commencé par un minuscule jaillissement de sang pour progresser dans un déploiement si large et si puissant qu’il a fini par tout engloutir avec lui. Ce dénouement n’est pas sans rappeler l’effet papillon, ce battement d’ailes qui finit par déclencher un orage dévastateur plus tard, plus loin.
Il m’a fallu une bonne heure pour me rendormir.
Au petit déjeuner, chacun hausse un peu les épaules, de dépit et de fatalité, face à ce cas malheureux, mais personne ne remet en cause le bien-fondé de notre action. Ce d’autant que le pronostic de cet enfant, sans notre tentative de sauvetage, était sans issues.
On connaît tous le proverbe : « chat échaudé, craint l’eau froide ». Moi, j’ai été échaudé par cette opération. Je me sens un peu comme un plongeur qui aurait ramassé un plat cinglant et mémorable du mur des dix mètres. C’est peut-être parce que nous ne pensons pas trop aux conséquences possibles — aux allures vertigineuses — de nos gestes, que nous ne nous posons pas trop de questions existentielles, que nous arrivons à aligner ces opérations périlleuses sans flancher, que nous alignons tant de figures acrobatiques sans crainte depuis cette hauteur. C’est peut-être une certaine innocence, une certaine ignorance, qui nous préservent de tout vertige. L’échec d’hier a créé une brèche, un doute dans ma confiance et une des opérations d’aujourd’hui, elle aussi également très risquée, me fait soudain peur. Je crains l’eau froide et plutôt que de remonter directement en haut du mur des dix mètres. Je demande à Yann de commencer la journée par le deuxième cas, le plus facile de la journée, pour être sûr de
retrouver mes marques et mes repères.
12 h.
L’opération — la fermeture d’une communication entre les deux ventricules — s’est déroulée sans problème. C’est en fait Ladin qui l’a effectuée de main de maître. Le cœur est reparti promptement, les sutures étaient bien sèches et nous avons pu refermer le sternum rapidement. Cette opération était la plus facile de la mission (c’est pourquoi elle avait été programmée en dernier), mais elle a l’énorme avantage de me remettre dans le sens de la marche. L’opération qui va suivre est plus complexe — en fait il s’agit même d’une première au Cambodge. Ce n’est pas l’association de deux pathologies difficiles qui m’inquiètent le plus, mais les poumons qui ont été soumis à une haute pression sanguine pendant trop longtemps. L’enfant a dix mois. Il a vivoté jusqu’à présent sans prendre grand poids. Chez nous, la correction aurait été effectuée dans les premiers jours de vie, et les poumons n’auraient pas souffert de cette hypertension.
Nous sommes tous un peu sur les dents au moment d’aller chercher ce dernier enfant. Mais nous nous raisonnons encore une fois sur son pronostic : si nous n’effectuons pas cette correction aujourd’hui, personne ne sera en mesure de la faire jusqu’à notre prochaine mission et d’ici là l’enfant aura quitté ce monde. Paradoxalement, c’est ce pronostic si sombre qui nous permet de résoudre sans grande difficulté ce dilemme, même si les risques opératoires sont élevés.
19 h.
L’opération s’est super bien passée. Techniquement, elle fut réalisée avec maestro, mais surtout, le cœur avait suffisamment de réserve pour vaincre cette résistance pulmonaire certes élevée, mais dans une proportion encore acceptable. Là, nous sentons tous que l’espoir est revenu dans notre camp, que cet enfant survivra à son opération et pourra enfin
mener une vie normale.
20 h.
La visite des soins est terminée. Les premiers adieux ont commencé. Les photos avec chaque collaborateur de chaque équipe ont été faites. À profusion. Des accolades, des mercis, des félicitations, tout y passe, même si nous nous verrons encore demain matin avant notre départ.
Ce soir, nous irons manger en ville et dégusterons un verre de bon vin.
J6 —8 h 30.
Visite des soins intensifs. L’équipe locale est déjà présente et peaufine la réanimation des opérés. Je rencontre les Professeurs Chantana et Leang Chhun, eux qui, depuis le départ de Beat Richner, dirigent l’hôpital Kantha Bopha. Nous nous retirons un moment dans un local pour discuter de la mission et des orientations futures.
L’hôpital se porte à merveille. La chirurgie cardiaque marche si bien que le projet de démarrer une antenne à Phnom Penh se justifie entièrement et se concrétise gentiment.
Au retour des soins intensifs, nous rencontrons à peu près tous les corps de métier. Chacun est très satisfait de la semaine écoulée et des opérations réalisées. Même la défaite de jeudi n’a pas trop entamé notre moral.
Nous retournons à l’hôtel en fin de matinée. L’après-
midi sera libre, mais déjà nous devons penser au retour.
Cette mission fut malgré tout très belle.