Blog prof. René Prêtre

Déc 18 2016

Mission Cambodge 2016

Post by René Prêtre

Déc 18 2016

Cambodge, Siem Reap
10 – 17 décembre 2016

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J1 – fin d’après-midi.
Nous sommes arrivés.
Nous, c’est une équipe de huit personnes qui a fait ce long voyage de Lausanne à Siem Réap pour notre cinquième mission au Cambodge. Sommeil court, entrecoupé, superficiel durant le vol de nuit. Quatre heures d’attente à Bangkok avant l’embarquement final. Arrivée sous une latitude qui a six heures d’avance par rapport à nos contrées. Une douche, un dégourdissement du dos et des jambes, une boisson fraîche dans le hall de l’hôtel. Quand nous sortons enfin de cette succession d’espaces confinés, nous constatons que l’horizon, déjà rougeoyant, est en train de s’assombrir. Pratiquement pas d’étoiles ce soir : une fine couche nuageuse nappe le ciel. Un repas rapide, dans un restaurant en bord de route, proche de l’hôpital, et c’est enfin le retour en chambre, le corps et la tête englués de sommeil, pour une nuit dans un vrai lit.
L’activité opératoire pendant nos missions est plus que doublée et le personnel local serait insuffisant pour prendre en charge ce surplus d’activité. C’est pourquoi plusieurs infirmières nous accompagnent pour assurer les soins postopératoires, en particulier la nuit, puisqu’une surveillance continue doit être assurée. Nous axons aussi beaucoup nos missions sur l’enseignement, tant aux médecins qu’aux infirmières. Souvent, le maillon faible de la chaîne des soins, dans les pays pauvres, se situe au niveau des suites postopératoires. La communication avec les infirmiers/infirmières est plus difficile qu’avec les médecins, qui grâce à leurs études comprennent bien le français ou l’anglais. Eux/elles n’ont pas eu des études si poussées, et il faut souvent un traducteur pour que nos messages passent et soient compris.

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J2 – 7 h 45.
Nous assistons au rapport de garde du matin qui réunit pratiquement tout le staff de l’hôpital. J’évalue l’assemblée à entre 350 et 400 personnes. Beat (Richner) nous accueille comme chaque année devant l’auditoire. Après les salutations d’usage, ce sont les assistants de la garde descendante défilent au micro. Les chiffres d’admissions et d’interventions sont toujours aussi impressionnants. Khanta Bopha est un hôpital « mère-enfant », où les mamans accouchent. Et voici leur déclinaison : 71 naissances vendredi, 84 samedi, 79 ce dimanche. Je sais que, comme chez nous, les pathologies cardiaques touchent 0,8 % des naissances, donc, ici, dans ce seul hôpital, naît tous les deux jours un enfant avec une malformation du cœur.
Et puis une litanie d’autres diagnostics, certains classiques, ici (trop classiques) comme la tuberculose, d’autres nettement plus exotiques pour nous, comme une morsure de cobra. En fin de rapport, Beat nous livre avec fierté les chiffres cardiaques : son équipe a opéré plus de 450 enfants depuis notre mission de l’année. Je m’avance alors devant l’auditoire, m’empare du microphone et les félicite tous. Je ne peux m’empêcher de leur avouer, qu’à ce rythme, ce sera bientôt moi qui viendrai apprendre chez eux.
Nous avons aussi retrouvé ce matin Oliver et Dominik, deux cardiologues du Kinderspital de Zürich. Ils viennent régulièrement en mission ici, pour de l’enseignement, et font volontiers coïncider leur présence avec la nôtre. Nous leur apportons un soutien chirurgical qui leur permet d’entreprendre le traitement de certaines pathologies cardiaques par cathéter. Si un problème devait survenir, nous serions là pour le régler.

Prêts pour démarrer une nouvelle mission.

Prêts pour démarrer cette nouvelle mission.

Nous démarrons la mission avec une malformation cardiaque techniquement assez facile à corriger : il s’agit d’une communication interventriculaire. Nous aimons bien prendre nos marques avec une opération bien rodée, bien réglée ; les plus difficiles suivront juste après. J’aide Ladin à la réaliser. L’enfant est chétive, mais tout se passe sans problème. Alors qu’il suture l’oreillette (qui nous a donné accès à la communication), Yann nous interrompt : il est au téléphone avec un médecin de Phnom Penh. Ils ont admis une enfant de 9 ans victime d’une explosion d’un vieil obus ou d’une grenade. Il nous fait savoir qu’elle est stable, en tout cas pour le moment. Il envoie quelques images de CT sur la messagerie de Yann. Celles-ci sont stupéfiantes : elles montrent un fragment métallique – un shrapnel ? – dans la paroi du ventricule gauche ! Les images ne sont pas de très bonne qualité, mais il ne semble pas y avoir de doute sur la localisation de ce fragment. On devine du sang dans la cavité péricardique – la silhouette cardiaque a cette forme triangulaire typique des épanchements sanguins, ce qui majore notre inquiétude. Évidemment, nous prions notre correspondant de nous transférer la petite le plus rapidement possible. Le plus rapidement possible prend six heures ici, car le transport ne peut se faire que par ambulance sur des routes bien encombrées. Nous espérons juste que rien ne se passera durant tout ce temps, car la contention des plaies autour du cœur ou des vaisseaux peut être très fragile.

CT scan montrant un point lumineux dans l'épaisseur de la paroi du ventricule gauche. A gauche, la forme triangulaire de l'ombre cardiaque indique la présence de liquide libre autour du coeur; ici : du sang !

CT scan montrant un point lumineux dans l’épaisseur de la paroi du ventricule gauche. A gauche, la forme triangulaire de l’ombre cardiaque indique la présence de liquide libre autour du coeur; ici : du sang !

L’après-midi est bien entamée lorsque nous endormons le deuxième enfant : une tétralogie de Fallot – la fameuse maladie bleue. Nous aurons à coup sûr terminé cette opération avant l’arrivée de l’enfant de Phnom Penh. L’obstruction du « chenal pulmonaire » est très serrée et sa réparation est difficile en raison d’une anatomie peu favorable. Nous réussirons néanmoins à établir une bonne connexion et redonner à cet enfant des couleurs normales, et un cœur soulagé. Elle – il s’agit d’une fillette – nous la garderons endormie pour la nuit, car nous ne voulons pas d’à-coups de tension artérielle ou de débit cardiaque sur un cœur auparavant si éprouvé, sur des sutures si fraîches.
Il est 1700. La petite de Phnom Penh n’est toujours pas arrivée. Oliver et Dominik ont eux fermé une CIA (communication interauriculaire) avec une ombrelle (déployée d’un cathéter remonté au cœur par la veine fémorale) et ouvert avec un ballonnet une valve pulmonaire. Nous avons donc quatre enfants à surveiller cette nuit. Nous allons « traîner » aux soins intensifs encore une bonne heure avant de regagner notre hôtel.

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18 h 30.
Je m’apprêtais à me changer pour regagner notre hôtel (situé à 100 m de l’hôpital) quand Yann m’annonce que la petite de Phnom Penh est enfin arrivée. Je retourne aux soins intensifs et la trouve couchée sur un brancard. Elle est très anxieuse. Son papa est à ses côtés. Nous apprenons que son frère – qui avait 13 ans – est mort lors de cette explosion.
Nous sommes tous réunis autour de l’enfant et de son père. Le Dr Sreng, un de nos cardiologues, effectue une échocardiographie. On remarque sur le thorax de l’enfant, une plaie de 4 mm, fraîche, ne saignant pas. La sonde d’échocardiographie se promène entre les côtes pour cerner le coeur. La petite regarde, intriguée, l’écran; elle découvre son cœur battre. À son anxiété s’ajoute de l’étonnement.
D’emblée, on remarque un épanchement dans la cavité péricardique, pas encore compressif, mais bien présent. C’est du sang, évidemment. Assez rapidement, un point comme lumineux (signant une densité absolue) de 2 à 3 mm apparaît dans le ventricule gauche. Sa présence est si marquée, qu’il nous crève littéralement les yeux. Surtout, ce fragment semble avoir traversé toute l’épaisseur de la paroi ventriculaire. Il doit être pratiquement libre, à peine retenu par la fine dernière couche du ventricule (que nous appelons l’endocarde). Deux dangers, également dramatiques, se profilent. Le saignement, à bas bruit, à l’extérieur du ventricule, aura bientôt rempli la cavité péricardique et comprimera alors les cavités cardiaques, les empêchant de se déployer, de s’ouvrir. Ce phénomène, qui conduit à un arrêt mortel de la circulation sanguine, s’appelle une tamponnade cardiaque. Le fragment ayant perforé toute l’épaisseur de la paroi ventriculaire se trouve maintenant libre. Il peut être charrié par le flux sanguin et partir comme un missile dans la circulation. Il finira par se coincer, au gré des ramifications de l’arbre artériel, dans un vaisseau de son calibre, vaisseau qu’il obstruera. Et c’est l’artère carotide droite, qui est dans l’alignement direct du coeur qui en est la cible principale. Si cette artère se bouche …  il en résultera un infarctus cérébral, qui, s’il est très étendu, sera mortel, ou, s’il l’est moins, déterminera une hémiplégie croisée (c’est-à-dire une paralysie de la moitié du corps).
On se regarde – Yann, David, Ladin, -. Pas besoin de longs discours. Nous savons qu’il faut y aller sans tarder, que l’une ou l’autre de ces menaces peut se réaliser à tout moment.
– Elle est à jeun ?
Ladin demande au médecin qui l’accompagne.
– Oui, répond-il.
Son père a aussi compris ce que cette question signifie. Je demande à Ladin de leur expliquer l’urgence de la situation et la nécessité d’opérer sans attendre. Pendant que mes collègues « chauffent le bloc » (c’est-à-dire le prépare), je m’empresse de transcrire cet épisode, sur mon ordinateur. Ah, voilà, la petite qui entre dans la salle d’opération. Cette fois, c’est du sérieux, du très sérieux. Je dois vous quitter.
À demain.

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J3 – 13 h 30.
Notre enfant de ce matin est en route pour les soins intensifs. J’ai une heure de libre avant le prochain. Opération difficile que celle que nous venons de terminer, parce que réalisée très tardivement. L’aorte était trop étroite sur un long segment. Chez nous, ces enfants sont opérés dans les premières semaines de vie, avant que des modifications secondaires n’apparaissent. Elle, elle a dix ans. Elle est bourrée de collatérales – des vaisseaux supplémentaires – qui cherchent autour de l’endroit bloqué. Ce phénomène permet une irrigation juste satisfaisante du corps en aval de l’obstruction, mais, pour un chirurgien, leur présence rend toute opération difficile, périlleuse parfois. En effet, on fait face à un lacis de vaisseaux à paroi fine et qui saigne facilement et profusément au moindre contact. Nous avons passé plus de deux heures à obtenir un champ opératoire propre – c’est à dire sec, exsangue. Ensuite, les choses se sont passées plus ou moins normalement et le résultat final était parfait.
– Et l’autre ? La petite d’hier soir ?
– Elle va bien aussi. Elle est déjà réveillée.
Mais elle nous a donné quelques sueurs froides. À l’ouverture de son sternum, on a bien vu qu’il y avait du sang dans la cavité péricardique – c’est-à-dire autour du cœur. Et le niveau de celui-ci « montait » lentement, signant un saignement actif. On a alors inséré nos cannules pour dévier le sang dans la machine (qu’il ne transite plus par le cœur) avec la prudence d’un guerrier sioux. Une fois la machine coeur-poumon en action – et donc la circulation sanguine assurée par elle – nous avons pu mobiliser sans crainte le cœur, sans le risque de le faire saigner. ON a alors découvert une plaie de la même grandeur que celle de la peau sur la paroi latérale du ventricule gauche. Une veine coronaire, déchirée, saignait à bas bruit. Nous avons alors arrêté le cœur, et ouvert l’aorte. En écartant les feuillets de la valve aortique, nous avons pu inspecter l’intérieur du ventricule gauche. Tout ceci a été fait avec une extrême délicatesse, car si le fragment devait « tomber » dans le fonds du ventricule et se perdre dans ses trabécules (une véritable forêt de faisceaux musculaires), il serait alors extrêmement difficile (voire impossible) à retrouver. Et un fragment ainsi libre … ce serait à coup sûr l’embolie postopératoire, vraisemblablement un accident vasculaire cérébral massif.
Soudain, je vis une couleur légèrement différente du myocarde – un peu « grillé », sûrement dû au pic de chaleur que le projectile a créé. J’écartai une trabécule qui couvrait cette zone et trouvai le shrapnel, pratiquement libre. Je pus le saisir délicatement et l’extraire. Je me l’étais imaginé lisse, à bords arrondis, reflétant la lumière. Et bien non, il n’a pas de forme particulière, n’a pas grand relief, sa couleur est anthracite.

Le shrapnel posé sur une compresse. Pas plus de 4 - 5 mm, mais capable de faucher une vie.

Le shrapnel posé sur une compresse.
Pas plus de 4 – 5 mm, mais capable de faucher une vie.

Le danger écarté, nous avons fermé l’aorte, puis suturé la perforation à la surface du cœur. Nous avons évacué l’air du ventricule et laissé le cœur reprendre ses contractions. Une heure plus tard, le coeur vrombissait allègrement. Nous  pouvions fermer le sternum et transférer l’enfant en toute sécurité aux soins intensifs.
Nous avons quitté l’hôpital vers les 21 h 45, avec une bonne faim (nous n’avions mangé qu’un sandwich à midi). Heureusement – alors qu’il était en train d’éteindre ses fourneaux -, le cuisinier de l’hôtel a accepté de nous servir. Il y avait quelques plats sur la première page du menu. Comme nous étions affamés, nous avons commandé la « page 1 », dont les plats furent ensuite étalés sur une grande table, pour chacun. Nous y avons ajouté un verre de Cabernet-Sauvignon, qui allait droit bien avec le repas et avec l’ambiance de relâchement que nous vivions. J’appris encore que mon bureau à Lausanne était inondé – un problème de conduite hydraulique.
Je ne pouvais pas être mieux qu’ici, à Siem Réap.

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J4.
Visite des soins intensifs ce matin. Nous n’avons plus qu’un lit (sur les 7 disponibles) de libre … Oliver a « opéré » trois enfants hier en salle de cathétérisme en plus de nos deux opérations. Deux dorment encore sous respirateur, mais un est prêt à être déconnecté de l’appareil. Nous pourrons transférer trois enfants en chambre. Nous garderons les trois autres encore une journée, car ils n’ont pas atteint une stabilité suffisante pour quitter cette unité.

L'enfant endormie, mais "échappe", sans plus aucune menace.

L’enfant endormie, mais « échappe », sans plus aucune menace.

Ko Kunthea, notre cardiologue, m’a entraîné hier matin avec Dominik dans son local d’échocardiographie. Elle voulait me montrer les examens des enfants qui attendent une correction chirurgicale, surtout ces cas qu’ils n’arrivent pas encore à opérer. Ladin, le chirurgien, curieux et à l’affût de nouveautés, nous a immédiatement rejoints. Lui aimerait que l’on programme un maximum de ces opérations difficiles, opérations dont il a entendu parler, mais qu’il n’a encore jamais vu réalisées. De ces « challenges chirurgicaux » comme on les nomme. De ces sommets, de ces 8000 mètres pour un chirurgien.
Et les voilà qui me sortent de leur appareil (lequel arrive à stocker une quantité énorme de vidéos) un nombre époustouflant de cas compliqués. Des enfants de tout âge, avec les malformations les plus diverses – parfois de celles que je ne rencontre qu’à deux ou trois reprises par année, chez moi. Évidemment, il s’agit d’une sélection de ces enfants qu’ils n’ont pas pu opérés et comme leur bassin de drainage englobe environ 15 millions d’habitants, il y a un choix inépuisable de pathologies variées, parfois exotiques. Ils me les sortent comme un magicien sort un lapin ou une colombe de son chapeau. Je ne peux m’empêcher de penser au film de Charlie Chaplin « Le cirque », lorsque notre gaffeur de clochard dérègle le plateau du magicien duquel, soudain, un nombre impressionnant d’animaux cachés sortent de partout (au grand désespoir du magicien).
Ils nous ont présenté un enfant de quelques semaines dont l’état décline à vue d’œil. Il a eu deux arrêts cardiaques sur asphyxie ces derniers jours, difficiles à « récupérer ». Il n’a pratiquement plus de réserve et son pronostic est des plus sombre. J’hésite beaucoup à le prendre, car l’opération est difficile et nos moyens en réanimation sont encore limités, avec un personnel moins expérimenté que chez nous et une panoplie incomplète de médicaments.
Après concertation, nous avons décidé de quand même tenter cette opération de sauvetage. Ladin y tenait particulièrement, mais je le soupçonne de la vouloir aussi pour la découvrir, enfin. L’enfant ne pèse que 3,5 kg. Toutefois, nous avons aussi pris du matériel pour « tout petit » et techniquement parlant, le geste correctif est réalisable.
La préparation anesthésique a duré un certain temps (normal chez les nourrissons). Il est 0930, lorsque nous nous dirigeons vers les lavabos pour nous laver les mains et que je referme mon ordinateur.

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J5.
Nous nous sommes accordé une heure de sommeil en plus : la diane fut décrétée pour 0800 heures et le départ à la mine (j’ai souvent ressenti notre univers clos des salles d’op’ comme une mine à ciel fermé) à 0830. Ce matin, nous ressentons tous le contrecoup de l’odyssée d’hier. Il nous en aura donné du fil à retordre le gamin !
La correction était difficile. C’était prévu, mais elle s’est bien passée. C’est ensuite que des problèmes quasi insurmontables sont apparus. D’abord, le cœur s’est mis à taper à une fréquence beaucoup trop élevée (à 220/minutes) et le ventricule gauche, mal irrigué dans ces conditions, a commencé à perdre de sa force. Il devenait impossible de nous séparer de la machine cœur-poumon, car ce petit coeur n’arrivait plus à soutenir la circulation sanguine, ou alors seulement à coups d’injections d’adrénaline (l’équivalent de coups de fouet), lesquels finissent par les épuiser. Nous avons tout essayé pour réduire cette fréquence cardiaque : les médicaments classiques, de l’eau froide à même le cœur, le massage des artères carotides. Rien n’y fit. Nous avons alors laissé tourner la machine le plus longtemps possible (ceci est possible pendant quelques heures avant que le sang ne se dégrade dans le circuit artificiel), toujours en travaillant sur ce problème, mais surtout dans l’espoir, à peine avoué, de voir les choses s’arranger d’elles-mêmes ou peut-être aussi de voir le cœur répondre enfin à nos médicaments. Enfin, après plus de trois heures d’attente (pendant lesquels, nous n’avons cessé de tester une solution ou une autre) la fréquence cardiaque s’est réduite. Une nouvelle heure d’attente que le myocarde se reprenne, car son irrigation était sérieusement hypothéquée avec ces contractions si rapprochées, et nous avons entamé une nouvelle tentative de sevrage de la machine cœur-poumon.
Là aussi, tout dut être fait très progressivement, tant la succession de nouveaux équilibres fragiles doit constamment être maîtrisée. Finalement, après une nouvelle heure de lente progression, nous pouvions enfin arrêter la machine : le cœur, seul, arrivait à subvenir aux besoins circulatoires.
Le deuxième problème de ces grosses opérations nous attendait. Le sang, fluidifié pour ne pas caillotter dans les circuits plastiques de nos machines, ne coagulait plus, mais plus du tout. Nos lignes de sutures suintaient à chaque trou d’aiguille. Alors commença un autre travail lent de fourmi, de tamponnement, où l’on essaie de colmater avec des compresses ces minuscules brèches en attendant que l’organisme régénère ses facteurs de coagulation. Cela prend des heures ! Sous nos latitudes, ce processus est accéléré, car nous avons de nombreux médicaments qui rétablissent et stimulent cette coagulation. De plus, nous pouvons transfuser des produits spécifiques comme des concentrés de plaquettes par exemple. Rien de tout cela ici. Nous n’avons pas d’autres moyens que la patience et … l’espoir.
Vers 1800, le front commence à s’éclaircir. Les compresses (que nous changeons toutes les 10 minutes) s’imbibent, certes, mais ne laissent plus échapper de sang. Cela peut signifier que la situation, avec compresses en place, serait stabilisée. On va donc les laisser colmater les zones actives pendant la nuit. Ceci nous oblige à laisser le thorax ouvert – une mesure assez classique en chirurgie cardiaque. Vers 1900 notre convoi – avec en son centre un enfant de 3 kg – s’ébranle cahin-caha pour rejoindre les soins intensifs.
Ces transferts sont toujours délicats – périlleux même parfois – et celui-ci n’a pas dérogé à la règle. Quelque part, il devait être écrit que nous accumulerions les difficultés ce jour-là. Un de nos perfuseurs (ces seringues à poussée électrique contrôlée) se bloque. Les médicaments ne passent plus et la pression sanguine chute. Nouvelle réanimation autour d’un lit trop large encombré de lignes, de drains de toute part. Un massage cardiaque court. Des à-coups tensionnels inévitables. Et les saignements, si fragilement contentionnés, qui – à la suite de ces assauts – reprennent. Nous atterrissons aux SI avec une situation juste « récupérée », si ce n’est pour ce saignement qui s’est remis à « déborder ». Toujours pas de solution « externe » (médicaments, plaquettes, etc.). Nous « déplaçons » cette fois-ci notre bloc opératoire au SI, pour changer le pansement et reprendre le tamponnement. C’est le dos arqué, sous une lumière évanescente, une aspiration murale poussive, que nous arrivons, au prix de gros efforts, à retrouver le calme précaire d’avant. Après une heure et demie d’ajustements (de nos médicaments, des valeurs sanguines, de nos compresses autour des sutures), nous pouvons refaire le pansement sur la plaie laissée ouverte. Nous avons aussi trouvé un flacon de sang (l’enfant a un groupe rare) et nous espérons que celui-ci suffira à compenser les pertes à venir et participera à cette coagulation tant attendue.
C’est l’équipe de nuit du Cambodge qui assurera la garde de cette nuit. Ils assurent cette continuité et ils connaissent bien leur métier. Nous leur donnons encore nos dernières instructions et ils savent qu’ils peuvent nous atteindre à tout moment.
Nous nous retrouvons à nouveau dans notre hôtel … après 22 h. La même grâce d’il y a deux jours nous est accordée : nous pouvons commander un repas chaud. Cette fois, nous n’avons ni la force ni le temps pour un repas compliqué. C’est le cheeseburger-frites-ketchup qui va sévir ! Tant pis pour nos coronaires qui ont pourtant déjà été bien malmenée aujourd’hui. À minuit, nous appelons nos collègues des SI. L’enfant est relativement stable, le saignement par les drains est faible, acceptable. Nous espérons qu’il en sera ainsi pour la nuit entière, car nous avons besoin de soulager nos carcasses, si fourbues. Moi, je sens déjà mes muscles de la nuque, du dos, des mollets se raidirent. Sachant le sommeil à venir probablement entrecoupée par les courbatures en devenir, nous décidons d’une même voix de démarrer la journée prochaine une heure plus tard.

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J5 bis.
Il est 1830. Nous terminons notre journée. Ce serait un bel euphémisme que de dire qu’elle fut plus calme, moins rock-and-roll, que la précédente.
J’ai aidé Ladin à opérer deux enfants avec une pathologie qu’il n’avait jamais osé aborder. Les deux opérations se sont passées sans problème : la correction était belle à voir – en vision directe et à l’échocardiographie -, la force du myocarde était préservée et les drains ne ramenaient pas de sang. L’enfant du matin fut rapidement réveillé, celui de cet après-midi le sera sous peu.
En arrivant à l’hôpital, nous nous sommes immédiatement rendus – un brin anxieux – vers notre guerrier de la veille. C’est vrai que ce « p’tit bout-d’chou » donne l’impression (en fait, c’est plus qu’une impression, c’est une réalité) de se démener comme un lion.
Sa nuit est restée assez calme – soulagement ! – et nous le retrouvons dans les mêmes conditions que lorsque nous l’avons quitté hier. Son pansement est imbibé de sang, mais les drains ne ramènent pratiquement plus rien : la nature, une fois de plus, s’est rangée de notre côté. C’est elle qui régénère ces fameux facteurs de coagulation si précieux pour juguler tout saignement. Seul son rythme cardiaque reste trop élevé. J’ai changé son pansement entre les deux opérations et ai pu constater qu’effectivement, le suintement était presque tari, si ce n’est pour quelques points résiduels. Le coeur reste fragile et est très labile. Chaque fois que je l’embête un peu, il s’emballe, se met à taper si vite que la pression sanguine chute et nous oblige à lui donner un coup de fouet (une giclée d’adrénaline qui aggrave encore la fréquence cardiaque). J’essaie de le ménager au maximum en le lavant avec de l’eau physiologique tiède. Je remets des compresses propres en profondeur, change les drains et referme la plaie stérilement. Même s’il y a un léger mieux, cette fréquence cardiaque, crochée à 210-220 battements par minute, nous inquiète, ce d’autant qu’elle ne répond toujours pas à nos médicaments (avec lesquels notre marge de manoeuvre est très limitée).
Le pansement fait, nous reposons, une fois de plus, nos espoirs sur son organisme, le priant de bien vouloir ralentir ce cœur « emballé ».
Ce soir, nous irons manger en ville (l’hôpital ici, n’a pas de cantine – ce sont les parents qui amènent et donnent la nourriture à leurs enfants). Un restaurant que nous avions repéré l’année passée, en dehors des rues touristiques. J’ai une sorte de torticolis le long du cou, jusqu’à mon épaule gauche (suite à la journée d’hier). J’espère que cette contracture musculaire se dissipera durant la prochaine nuit.

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J6.
Depuis hier, notre mission a repris sa vitesse de croisière. Aujourd’hui, ce fut une opération assez difficile le matin et une autre plus simple l’après-midi. La première faisait aussi partie de celles que Ladin et ses collègues n’ont pas encore vues. Il s’agissait de reconnecter une des deux artères coronaires à l’aorte (là où elle se trouve normalement). Chez notre enfant de huit mois, l’artère coronaire gauche (la plus importante des deux) avait son origine dans l’artère pulmonaire[1]. La réimplantation n’est pas toujours aisée à faire, car cette artère manque souvent de longueur pour atteindre sa nouvelle position. Il faut alors la disséquer sur une bonne longueur (ce qui a pour effet de l’allonger un peu) puis utiliser des artifices techniques d’allongement pour la suturer sans tension. Ladin a fait une bonne partie de l’opération (il nous doit d’ailleurs beaucoup de champagne si l’on veut respecter cette règle d’or en chirurgie cardiaque que veut que chaque première soit fêter décemment !). Toute la partie technique s’est bien déroulée. Nous avons eu, toutefois, quelques difficultés pour obtenir un champ opératoire sec. A nouveau ces problèmes de coagulation – malgré tout moins important qu’avant-hier.
Avec patience et tamponnement, nous avons pu fermer l’incision sur un enfant stable, son cœur bien reconstruit. La deuxième opération, plus facile, s’est, elle, déroulée sans problème et sans contretemps, non plus.
Sur le front des SI, la situation est stable. Notre guerrier a fait de bons progrès lors des douze dernières heures, sa fréquence cardiaque s’est nettement ralentie. Elle oscille actuellement entre 130 et 135 battements/minute. Le saignement s’est aussi tari. Du coup, tout est devenu beaucoup plus facile. Nous pouvons réduire notre support pharmacologique et même notre surveillance. Le pansement est sec. Nous attendrons demain (que l’on ait eu 24 heures de stabilité) pour le reprendre en salle d’opération et fermer son sternum. Après cela, nous pourrons le laisser émerger de sa narcose. Ce qui est à peine croyable dans ces situations de réanimation extrême est le fait que ces enfants frôlent la mort à plusieurs reprises (et notre guerrier, franchement, doit avoir entendu siffler la lame de la faux fendre l’air devant lui plus d’une fois) pour finalement se réveiller comme si rien ne s’était passé.
Oliver et Dominik – les deux cardiologues de Zürich – sont venus faire leurs adieux. Ils rentrent à domicile après une semaine bien remplie. Ils ont effectué 17 cathétérismes, deux à but diagnostic et 15 à but thérapeutique. Sans eux, nous devrions aussi opérer ces enfants avec des pathologies simples, certes, mais souvent aussi mortelles, ici où sévissent tellement d’infections. Pour moi, le résultat final est le même que l’enfant ait reçu pour fermer un trou entre les deux moitiés du coeur une ombrelle via un cathéter ou un patch via une opération à cœur ouvert. Il s’agit dans les deux cas d’un enfant soigné, d’un enfant guéri. C’est pourquoi, nous synchronisons nos venues au Cambodge depuis de nombreuses années, afin qu’eux puissent bénéficier de nos ressources en personnel (pour la surveillance aux SI), voire de notre soutien chirurgical en cas de complication.
Mon épaule va mieux. Hier, le bord de mon muscle trapèze était tendu comme une corde de guitare. Je n’arrivais plus à bouger la tête ou le bras gauche librement. Un anti-inflammatoire, une bonne nuit ont eu un effet quasi miraculeux sur ces douleurs : elles avaient presque disparu ce matin.
La mission devient plus facile, car terminerons sur des cas plus faciles. Le temps passe si vitre, que l’on a à peine l’impression d’être arrivés, que l’on commence de parler de départ.
Ce soir et cette nuit devraient être tranquilles.

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J7.
Mon dernier jour sur place.
Nous rentrons en ordre dispersé. Trois membres de l’équipe ont pris l’avion ce matin alors que les infirmières ont prolongé leur séjour pour visiter les temples d’Angkor.
La mission de cette année a été écourtée en raison d’une autre mission, au Sénégal, qui s’est achevée le 4 décembre. L’hôpital ne pouvait pas fournir du personnel pour plus longtemps avec deux engagements si rapprochés. Il ne s’agissait pas d’un mauvais planning de notre part, cela résultait juste du fait de nos contraintes professionnelles, qui ne nous ont pas donné plus de liberté. De plus, nos programmes juste avant les fêtes sont très chargés et ne nous permettent pas non plus d’amputer le mois de décembre de trop de jours opératoires.
Ce matin au réveil, la corde de mon muscle du cou était à nouveau tendue. Un Voltarène n’y fit rien alors qu’il avait été miraculeux avant-hier. Du coup, j’ai définitivement renoncé à effectuer la dernière opération que nous avions entrevue, qui était une opération de Ross. C’est une de nos opérations les plus complexes. Elle dure longtemps et le contrôle du saignement (avec les kilomètres de suture qui l’accompagnent) est un de ses défis majeurs. Ici, avec le peu de moyens disponibles pour soutenir la coagulation du sang – où seule la patience finit par en venir à bout – je pressens une opération interminable, ce que je ne serais pas en mesure d’assurer aujourd’hui. Ensuite, je prends l’avion de retour demain matin avec une semaine suisse qui démarrera sur les chapeaux de roue. En effet, une césarienne est programmée lundi matin pour un enfant qui pourrait nécessiter une intervention cardiaque dans les heures suivantes et mardi j’opérai un autre nouveau-né, venu au monde jeudi passé. Les deux opérations seront difficiles.
Nous avons repris ce matin notre guerrier, qui est resté « sage comme une image » toute la journée d’hier, en salle d’opération. Lavage du cœur et des gros vaisseaux, débridements de fibrine, reconstitution de l’enveloppe péricardique et fermeture du sternum, en trois plans, comme d’habitude. Il a bien supporté tout cela, sa pression sanguine n’a pas bougé d’un iota pendant nos manipulations. Nous pouvons le confier à l’équipe locale. Ils le laisseront se réveiller tranquillement ; ce qui prendra entre deux et trois jours, le temps nécessaire au foie et aux reins pour métaboliser et éliminer les narcotiques accumulés dans son organisme depuis son endormissement. Son pronostic, donc son avenir, reste bon.
En me rendant à l’aile cardiaque de l’hôpital, j’ai croisé l’enfant qui aurait dû être opéré de sa valve aortique. Il a douze ans. Il portait le même maillot élimé du Barça que lorsque je l’avais vu en consultation préopératoire en début de semaine. Il était avec sa mère. Ils m’ont gratifié d’un salut très respectueux, les mains jointes. Lui avait un sourire contrarié. Je me suis senti un peu lâche à ce moment-là. Parce que son sourire trahissait son sentiment d’abandon de ma part. Il s’attendait, très clairement, à ce que ce soit moi qui l’opère, durant cette mission. Je suis sûr aussi qu’il s’en réjouissait. Là-bas, au Cambodge, on m’a toujours présenté comme étant « le meilleur chirurgien du monde ». Pas moins ! (ils ne craignent pas avares les exagérations). Et j’ai ressenti soudain tout le poids que cette affirmation pouvait mettre sur mes épaules.
Beat[2] m’attendait devant la porte des SI. Comme chaque matin, nous avons discuté brièvement ensemble pendant quelques minutes. Je voyais en vision périphérique le jeune homme revenir sur ses pas et s’adosser au mur, un peu à l’affût de ce qui pourrait sortir de cette discussion ; sûrement à l’affût d’un espoir : celui que l’on inverse notre décision. J’ai hasardé alors un coup d’œil plus focalisé sur lui. Il avait toujours ce sourire triste sur le visage. Et une traînée de larmes de chaque côté. Un sentiment de grande tristesse m’a envahi, mais je ne pouvais pas faire marche arrière (mes compagnons d’armes – Yann l’anesthésiste et David, le réanimateur (le spécialiste des soins intensifs) – n’étaient pas là non plus pour une opération d’une telle ampleur).
C’est un peu notre guerrier, en occupant deux plages opératoires, qui est indirectement responsable de ce repoussage d’une opération que nous n’avons pas pu réinsérer plus tard. Cette opération, je ne peux décemment pas la réaliser l’après-midi précédant mon départ, avec si peu de moyens et sans mon équipe.
J’ai essayé vaguement de me consoler en sachant qu’il ne sera pas laissé pour compte. Il y a quatre missions « occidentales » par année à Siem Réap et sa condition peut attendre jusque là. Une autre équipe l’opérera sûrement, mais vraisemblablement avec une opération plus simple, plus rapide, mais aussi moins bonne. Et pour lui, ce ne sera pas non plus «  le meilleur au monde » qui l’aura opéré.

Voilà que, pour une fois, ce titre, ronflant, m’embête bien …

*

Siem Réap, Cambodge, le 17 décembre 2016.

Bilan de la « Mission Cambodge 2016 »

 

Opérations cardiaques 10
Cathétérismes cardiaques 17
Total d’enfants « soignés » 24

 

[1]. Pour ceux qui connaîtraient mon livre, il s’agit de la même pathologie que celle décrite dans le chapitre « Le sang d’encre ».

[2]. Beat Richner, le Beatocello. C’est dans son hôpital que nous opérons.