Blog prof. René Prêtre

Déc 05 2022

Mission Cambodge 2022

Post by René Prêtre

Déc 05 2022

Lundi 5 décembre 2022

8h
Je retrouve le nouveau bloc opératoire que j’avais visité lors de son inauguration en août 2019. J’ai passé une mauvaise nuit. Après une à deux heures de repos, je me suis réveillé et n’ai plus pu m’endormir avant 5h30 du matin. C’est dans les profondeurs de Morphée que la sonnerie de mon portable a dû m’arracher à mon engourdissement à 7h30. Prévoyant ce scénario, je l’avais retardé, cette sonnerie, de 30 minutes. Du coup, j’ai juste eu le temps de passer sous la douche et de foncer à l’hôpital, sans déjeuner. Je suis encore un peu étourdi de sommeil (trois nuits courtes liées au jet lag), mais comme c’est Ladin qui effectuera la première opération, je ne m’en inquiète pas. En plus, je connais ces fatigues pour avoir dû venir suffisamment de nuits opérer des urgences.
Le premier cas est un enfant de 2 ans souffrant d’une tétralogie de Fallot et une discontinuité d’une des artères pulmonaires. L’artère pulmonaire gauche prend son origine directement de l’aorte (en fait, elle naît de l’artère sous-clavière gauche). Il faudra donc la décrocher à cet endroit, la mobiliser et la réimplanter dans le tronc pulmonaire pour obtenir une belle réparation, puis procéder à la correction classique de toute tétralogie. Pas mal de boulot en perspective, mais, si effectué consciencieusement, cela devrait aboutir à un très bon résultat.

13h30
Ladin est en train de terminer l’opération. Comme c’est lui l’opérateur, je me permets de quitter la table avant la fin, lorsque le cœur a bien repris sa fonction et qu’il ne reste plus qu’à obtenir une bonne hémostase avant de fermer le thorax. Je gagne pratiquement une heure sur lui. Les artères pulmonaires présentaient quand un petit calibre, ce qui crée une résistance au flux sanguin. Chez nous, en Suisse, nous aurions certainement interposé un tube avec une valve entre le ventricule droit et ces artères pour faciliter les premiers jours postopératoires toujours si critiques. Ici, nous avons opté pour la création d’une valve à partir d’un patch fin de goretex. À l’échocardiographie, elle fonctionnait bien et ainsi, elle nous aidera dans les premiers jours. Ensuite, il arrive souvent que la fonction de ces valves construites disparaisse avec le temps, mais le cœur a généralement réussi à s’adapter ces lents changements et tout continue de bien se passer. C’est seulement après quelques années (entre 10 et 20 ans) que la mise en place d’une vraie valve devient nécessaire. Cette option est donc bonne (car les tubes valvulés doivent aussi être changés avec la croissance de l’enfant), et surtout, elle ne coûte quasiment rien … si ce n’est de l’habileté chirurgicale.
En franchissant la porte du local de repos, je découvre avec surprise (et bonheur) qu’il y a une rangée de tupperwares avec de la nourriture. Ça tombe bien, j’ai faim pour avoir sauté le petit-déjeuner ce matin. En mangeant, en discutant avec quelques collègues, j’ouvre mon computer pour découvrir les résultats de la nuit. Nous sommes en plein Mundial, les poules éliminatoires ont été jouées et nous entrons dans les matchs à élimination directe, soit les 8ème de finale. Aucune surprise : la France a battu la Pologne 3-1 et l’Angleterre s’est défaite du Sénégal 3-0. Ces deux-là vont devoir s’affronter en quart de finale – ce sera un match très serré, presque une finale avant la lettre. Pour moi, la finale idéale serait un France-Brésil – à moins que la Suisse, comme au championnat d’Europe dernier, ne récidive avec un autre match d’anthologie pour faire trébucher notre voisin ;). Bon, revenons sur Terre : je ne pense pas que notre Nati soit en mesure de renouveler cet exploit historique.
Je me penche sur mes notes d’hier (nous avons revu hier soir les échocardiographies de tous les enfants programmés pour cette semaine). Le deuxième enfant, âgé de 1 mois, souffre d’une coarctation de l’aorte. Comme j’ai développé une technique très élégante pour corriger cette malformation, je la réaliserai moi-même, en montrant à mes collègues les différents points essentiels au succès de cette opération.

18h
On vient de finir cette deuxième opération. J’ai pu réséquer la partie étroite de l’aorte la à elle-même avec une incision de 5 cm, sans couper de muscles de la paroi thoracique et sans entrer dans la cavité pleurale gauche (sans effraction de la plèvre). Le résultat est parfait, sans perte de pression artérielle à l’endroit de la suture ; le pronostic aussi.
Nous avons prévu un deuxième cas de coarctation, similaire, pour demain après-midi. Ce sera soit moi, soit Ladin qui la réalisera.
Nous passons encore rapidement aux soins intensifs pour constater que l’enfant du matin est bien réveillé. La journée ne se termine pas trop tard – il est 1730. J’espère trouver le sommeil rapidement ce soir.

Mardi 6 décembre

8h
Denis Laurent, le CEO, le responsable de Khanta Bopha, m’a invité à participer au colloque du matin à 07h15. J’y arrive à 07h00 et suis impressionné, en ouvrant les portes, par la taille de la salle. Je compte 23 rangées de 25 sièges chacune. Il y quelques personnes (des infirmiers et infirmières) qui occupent les derniers sièges et je me demande pourquoi ils ne viennent pas s’asseoir plus en avant, pourquoi ils laissent tant d’espace entre eux et le pupitre central. L’explication arrive d’elle-même assez rapidement : comme si mon arrivée avait été un signal, des vagues de soignants affluent et finissent par occuper pratiquement chaque siège.
Denis s’installe au pupitre central et ouvre le rapport du matin. Rapidement, il annonce mon arrivée et il en profite pour résumer l’histoire de la chirurgie cardiaque au Cambodge. Ensuite, quatre assistantes et assistants présentent les urgences de la nuit … en Khmer. Leur rapport ne provoque pas de grandes réactions ou discussions et j’en déduis que la prise en charge de ces patients nocturnes n’a pas posé de problèmes particuliers. Ceci terminé, Denis me tend le micro. Je remercie l’audience de son accueil, ajoute quelques anecdotes en rapport avec l’historique rappelée par Denis – entre autres, le choix de Ladin comme futur chef de la chirurgie cardiaque –et conclue en leur souhaite une bonne continuation et une bonne journée.

Je me rends au bloc opératoire. L’enfant de 2 ans est endormi, mais la préparation anesthésique n’est pas terminée. Au tableau, contre le mur du bloc, le diagnostic fait état, laconiquement, d’une tétralogie de Fallot. C’est vrai, mais il ne mentionne pas l’absence concomitante de l’artère pulmonaire gauche. Les cardiologues, dimanche, lors de son examen, ont parlé d’une agénésie de cette artère ce qui signifie qu’elle ne se serait pas développée, qu’elle n’aurait jamais existé. Je connais cette forme frustrante de malformation, car l’enfant ne peut respirer que sur un poumon sans possibilités d’impliquer l’autre, qui pourtant, physiquement, est bien là. Mais je connais aussi une variante, lorsque ce poumon est irrigué au début par le canal artériel – ce vaisseau capital dans la vie intra-utérine qui se ferme peu après la naissance. Si c’est le cas, les artères du poumon existent, mais sont courtes et de petites tailles. Toutefois, leur potentiel de développement existe (elles sont minuscules parce qu’elles reçoivent à peine un peu de sang). J’ai mentionné cette éventualité lors du rapport d’hier et je la rappelle à Ladin lors du lavage des mains.
Nous allons quand même explorer le hile pulmonaire gauche, même si cette exploration est délicate à faire en raison d’un tapis de vaisseaux sanguins qui couvre cette région. Il faudra être patient et contrôler au coup par coup tous ces microvaisseaux.
Je m’attellerai peut-être à cette partie de l’opération, mais globalement, ce sera Ladin qui la réalisera.

13h
Ladin est en train de fermer le thorax de l’enfant. Je me rends dans la salle de repos (qui est aussi une salle de colloque) adjointe au bloc pour prendre un café et dîner. Quelques tupperwares sont alignés. J’en prends un avec riz (ils en ont tous), des morceaux de poulet coupés et quelques légumes.
Nous avons effectivement exploré ce que l’on appelle le hile pulmonaire, l’endroit où les vaisseaux entrent et sortent d’un organe. Cet endroit est délicat à aborder, car de nombreuses collatérales se sont formées pour irriguer le poumon et le tenir en vie. Ces vaisseaux minuscules, tortueux sont particulièrement fragiles et peuvent saigner après un simple écrasement à la pincette. C’est donc avec une minutie extrême qu’il faut travailler. En écartant délicatement ce lacis vasculaire, en ligaturant ou coagulant ceux qui barrent l’accès, j’ai repéré un vaisseau d’une couleur, d’une texture un peu différente. Avec mes pincettes, j’ai réussi à en faire le tour et à le mobiliser. Pour moi, c’était évident : il s’agissait bel et bien de l’artère pulmonaire native; on pourra donc tenter de recycler le poumon gauche. Je l’ai mobilisée le plus possible : elle avait juste la longueur nécessaire pour atteindre l’autre artère pulmonaire. Nous avons créé un trou sur sa paroi latérale et avons implanté cette artère dont le diamètre ne mesure, aujourd’hui, que 2 à 3 mm (normalement il devait se situer aux alentours de 7 – 8 mm). Aujourd’hui, car progressivement, cette artère, stimulée par un bon flux sanguin, prendra une taille conforme au poumon gauche. Cette suture était délicate à réaliser tant la paroi de cette artère inactive était fine. Du papier de cigarette. À la fin, elle était bien positionnée et se gonflait bien lorsque du sang passait à travers, sans que la suture ne saigne. Un souffle de soulagement et de satisfaction (la qualité de vie de cet enfant va être radicalement améliorée) m’a parcouru. Alors que la concentration se relâchait (elle le pouvait, à cet instant), c’est mon dos qui s’est réveillé. Bloqué dans une position penchée, il s’est rappelé à moi au moment où j’ai changé de position. Je l’entendais presque « grincer », comme une vieille porte de grange, sous ce dérouillage. Les douleurs lombaires descendaient même dans les cuisses. J’ai dû me soutenir à la table, en attendant que cette vague s’atténue.

Ladin m’a rejoint. Nous discutons un peu du programme opératoire et un peu plus de la WC (WC pas pour Water C…, mais pour la World Cup). Les Brésiliens semblent se réveiller, ils ont facilement battu la Corée du Sud cette nuit (4-1) alors que la Croatie est passée ric-rac, aux penaltys, contre le Japon. Ce soir (au plutôt cette nuit, puisqu’il sera 2 heures du matin), la Suisse affronte le Portugal. J’aime bien notre équipe, elle possède 3 – 4 joueurs de grande classe, mais j’ai du mal à l’imaginer dans le cercle prestigieux des huit meilleures du monde (elles seront huit à atteindre les quarts). Leur chance, c’est justement de rencontrer le Portugal, une bonne équipe, mais sans plus, avec un Ronaldo déclinant. Alors, avec un peu de chance et de réussite …

Notre deuxième enfant dort. Comme celui d’hier après-midi, il souffre d’une coarctation de l’aorte. La réparation en principe se déroule sans problème même si cet enfant me paraissait dimanche – lors de son évaluation – particulièrement chétif. Il est tourné sur le côté droit (on opère en écartant deux côtes à gauche) et Long (Dr Ramy) est en train de désinfecter la peau. C’est à nous, à Ladin et à moi, d’entrer maintenant en action.

18h30
Grosse frayeur sur ce cas. Alors que tout semblait parfait, la suture aortique était régulière et il n’y avait plus de rétrécissement, on notait un discret saignement, à bas bruit, venant des profondeurs. J’ai pensé que c’était un point à un endroit caché de la suture qui suintait, car la partie visible était belle et bien étanche. Je tournais alors l’aorte sur elle-même pour visualiser sa partie postérieure, mais ne trouvai rien. La simple torsion de l’aorte peut aussi assécher un point récalcitrant en fermant le trou d’aiguille. Dans le doute je décide de rajouter un point, un peu à l’aveugle, à l’endroit possiblement critique. C’est aussi l’endroit le plus fragile de l’aorte, là où son épaisseur est la plus fine. Je tourne à nouveau l’aorte sur elle-même que le placement de ce point devienne possible, et tente de récupérer mon aiguille de l’autre côté de la suture, quand soudain, le saignement s’amplifie et tourne à l’hémorragie. Je peux juste bloquer ce flux de sang (qui déjà a rempli le champ opératoire) avec mon index en comprimant l’aorte contre les vertèbres. Heureusement, j’arrive à faire cette compression sans bloquer le passage du sang dans les premiers vaisseaux de l’aorte, en particulier ceux de la tête. Impossible de placer un clamp à cet endroit, en tout cas à ce moment. J’ai juste la place pour en positionner un sur l’aorte descendante (qui empêchera un saignement rétrograde), chose rapidement faite, mais le clampage proximal, en amont de la brèche, est problématique. Dès que je relâche un peu la pression, l’hémorragie reprend, massive. La cavité, à la forme d’un entonnoir, se remplit immédiatement et obscurcit tout. J’avertis immédiatement les anesthésistes de la situation problématique dans laquelle nous nous trouvons. Il faut qu’ils commencent immédiatement à transfuser du sang pour rétablir son volume circulant de l’enfant, d’autant que d’autres pertes sont à prévoir. Je leur donne le temps nécessaire pour récupérer le terrain perdu, tout en sachant que l’organisme ne tolère pas une interruption trop longue de la circulation sanguine dans l’hémicorps inférieur. On considère souvent 30 minutes comme le temps butoir à ne pas dépasser dans cette chirurgie pour éviter des dommages d’asphyxie. La structure la plus sensible à cette asphyxie est la moelle épinière, suivie du rein et enfin de l’intestin et du foie. La complication la plus redoutée est donc la paraplégie des jambes, du bassin par asphyxie de la moelle épinière avec son cortège de troubles associés, digestifs, urinaires et sexuels, sans compter le fréquent développement d’escarres. Trente minutes, cela est vite dépassé, sans compter que l’on doit déjà sacrifier environ 5 minutes à cette réanimation.
La pression sanguine dans l’hémicorps supérieur (elle mesurée en continu) est à nouveau normale, les pertes sont maintenant compensées. Nouvelle tentative de mise en place du clamp proximal, à l’aveugle, au-dessus de mon doigt. Relâchement de la pression sur l’aorte, nouveau flot de sang. Recompression. Relance des anesthésistes « – Donnez encore du sang ». Nouvel essai ; même scénario. La situation est devenue extrêmement tendue. Je ne suis pas sûr de parvenir à la maîtriser sans laisser de graves dommages derrière moi. Personne ne parle, tout le monde est inquiet. Je vois bien que je n’arriverai pas à positionner ce clamp avec l’aorte écrasée sur la colonne vertébrale (ou plutôt ce que l’on appelle le médiastin, composé aussi de la trachée et de l’œsophage). J’arrive à deviner la position de l’artère carotide gauche au-dessus de mon doigt. Je me sers alors d’un instrument avec un bout à angle droit que je cherche à passer délicatement autour ce vaisseau. C’est difficile, avec une main complètement bloquée à cette compression, mais avec du temps et du doigté, je finis par y arriver. Je demande à Ladin de tirer vers le haut cet instrument (avec l’artère chargée dessus) en même temps que le clamp de l’aorte descendante. Tirée par deux points d’ancrage de part et d’autre de la déchirure, j’espère pouvoir soulever l’aorte tout en gardant mon doit protecteur et enfin pouvoir poser ce clamp d’amont. Première tentative : l’aorte est délicatement surélevée, pas de reprise du saignement. Je descends précautionneusement le clamp proximal, écarte ses mors pour clamper l’aorte et vlam ! L’artère carotide glisse hors de l’instrument angulé, le saignement repart de plus belle jusqu’au repositionnement de mon doigt. Nous répétons la manœuvre, car il a manqué d’un rien que le clamp puisse être placé. Deuxième tentative : même séquence de mouvement, avec une lenteur accentuée, car l’équilibre est extrêmement instable. Nous soulevons l’aorte entre ces deux clamps un tantinet moins que tout à l’heure. Les respirations sont bloquées pendant la descente du clamp proximal aux mors ouverts. Je les sens ces mors plus que je ne les vois descendre de part et d’autre de l’aorte. Lorsqu’il me semble que j’aurais assez de tissu aortique dans le clamp pour pouvoir la mobiliser, je le referme. L’aorte est partiellement occluse, mais surtout, j’ai un levier directement sur elle. Je commande une pincette assez forte. Je sais que lorsque j’enlèverai mon doigt, le saignement va reprendre, mais avec moins d’intensité avec le clampage partiel de l’aorte. J’aurai alors juste assez de temps pour compléter de clampage avec la pincette avant de repositionner correctement le clamp aortique proximal. Je respire un bon coup et je me lance à l’eau. J’extrais mon doigt, saisi la pincette et ferme la partie basse de l’aorte, celle qui n’était pas prise dans l’étau du clamp proximal. Le saignement fut vif, mais comme prévu fugace. Le clamp proximal est alors maintenant correctement placé sur l’aorte, il n’y a plus de saignement. J’inspecte l’endroit du saignement et constate alors la section du fil de suture, une action probablement combinée par une lésion créée par l’aiguille du fil qui arrivait en renfort et par une traction un peu forte sur la suture. Je n’ai maintenant plus qu’une quinzaine de minutes pour rétablir un flux sanguin dans l’hémicorps inférieur (entre dix et quinze minutes ont déjà été perdues). Suite à cette rupture, le fil s’est détendu sur quelques millimètres de la suture. Je le retends, ce qui permet de le conserver sur une bonne moitié de la circonférence. Je renonce à resuturer ensemble les berges artérielles de part et d’autre de la brèche aortique – les franges de la paroi aortique sont effilochées et la tension de la suture finirait de les déchirer. Je choisis de combler l’espace restant avec un patch, même si sa suture circonférentielle prendra plus de temps pour être réalisée. Lui au moins, je sais qu’il tiendra. Tout le monde est concentré, car nous n’avons pas le droit à l’erreur, pas même à une manœuvre approximative. Même si la structure de ce patch doit être faite en profondeur, j’arrive à l’effectuer en une quinzaine de minutes. Quelques nœuds et je retire (enfin) les clamps, j’ouvre l’aorte et permets au sang d’irriguer à nouveau l’hémicorps inférieur. Je réalise encore une série de nœuds pour assurer ma suture puis lance :
– Combien de temps ce clampage-ci ?
– On ne sait pas exactement, on avait assez de travail à réanimer plutôt qu’à inscrire sur nos feuilles les détails de tout ce qui se passait. Entre vingt-cinq et trente minutes.
– Vous pouvez contrôler, d’ici quelques minutes, s’il reprend sa diurèse ?
– Bien sûr.
Je suis quand même inquiet, même s’il me semble que nous sommes restés dans des temps acceptables. Bien sûr, je sais que ces temps représentent une moyenne et que certains patients ne souffrent d’aucun déficit après même 40 minutes d’asphyxie, alors que d’autres présentent une paraplégie déjà à 25 minutes. Il n’y aura que le réveil qui donnera le verdict, d’un succès ou d’une catastrophe, réveil qui ne sera programmé que pour demain matin. Donc, une soirée et une nuit avec quelques angoisses en perspectives.

Je remercie tout le monde. Je félicite entre autres les anesthésistes, car ils ont fait un travail remarquable. Je refais le film de cette opération avec Ladin pour me rassurer que nos délais, certes longs, sont restés acceptables et je me retire à l’hôtel.
Je suis sujet depuis quelques jours à des éternuements (allergie ?) qui me martyrisent. Chaque éternuement se répercute dans le bas du dos et y provoque une onde de douleur électrique qui irradie dans les jambes, à les faire flancher. Je dois parfois m’asseoir pour réduire ce choc « vertical » et ne pas m’affaler. Avant de me rendre à l’hôtel, je passerai par une pharmacie pour voir si un spray nasal pourrait m’aider à calmer ces accès.
Ces pensées me permettent une petite diversion.
Je quitte l’hôpital anxieux.

Mercredi 7 décembre

8h
Ce matin, une bonne et une un peu moins bonne nouvelle. La bonne : l’enfant d’hier va bien. Il bouge bien les jambes, ses reins ont fonctionné sans stimulation durant toute la nuit et le petit se réveille bien. Ouf, on a eu très chaud sur ce coup-là.
La moins bonne : la Nati s’est faite étrillée par le Portugal. Ils en ont ramassé six, et n’en ont scoré que un. Ce qui me faisait sourire quand j’ai vu l’affiche il y a deux jours, c’est que, quel que soit le résultat, il y aurait beaucoup de coups de klaxon dans les rues suisses (en tout cas en Suisse Romande) vers minuit, à la fin de la rencontre. Dommage parce que l’adversaire suivant (le Maroc) est de loin le moins aguerri des équipes encore en liste et ils auraient même pu rêver d’une demi-finale.

Les deux cas du jour seront compliqués. Le premier a un syndrome de scimitar avec une hypertension artérielle pulmonaire sévère. Nous n’avons pas de cathétérisme ici à Phnom Pennh et nous n’avons pas pu mesurer les résistances de ces poumons. Le poumon droit est très peu développé et le massif cardiaque est twisté entièrement dans le thorax droit. L’accès aux gros vaisseaux pour établir la circulation extracorporelle sera particulièrement difficile et délicat. Ensuite (comme il n’y a pas de communication entre les deux oreillettes, l’oreillette gauche et très petite et très déplacée vers la gauche, ce qui rendra son accès pour y implanter la veine pulmonaire anormale très compliqué. J’hésite à transférer l’enfant à Siem Reap où ce cathétérisme pourrait être réalisé, mais l’enfant est en condition trop précaire pour un voyage de cette importance, et de là-bas, je ne pourrais pas être présent à cette opération difficile. Nous discutons longuement de bien fondé de cette opération, mais nous sentons bien que nous sommes dos au mur. Sans cette correction, les chances de survie de cet enfant sont inexistantes. Avec, elles réapparaissent bien sûr, pour autant que la maladie de ses poumons ne progresse pas et que le ventricule droit ait suffisamment de force pour vaincre cette résistance pulmonaire si haute, qui sera encore majorée après l’utilisation de la machine cœur-poumon. Nous sommes un peu dans une situation de quitte ou double. C’est un dilemme que nous avons régulièrement rencontré par le passé, lorsque les enfants venaient tardivement chez nous, en état presque dépassé. A cette différence près que, à l’époque, le risque que l’on prenait ne concernait pas que l’enfant à opérer, il se répercutait aussi sur ceux en attente, simplement en prenant une (quand ce n’était pas deux) de ces précieuses places opératoires. Aujourd’hui, nous ne sommes sortis de cette logique de guerre qui nous obligeait à réserver les plages opératoires au plus grand nombre d’enfants et de récuser les plus risqués qui fatalement empiétaient sur les ceux avec un bon pronostic. Aujourd’hui, grâce à l’expertise obtenue par les équipes locales, les petits que nous laisserons derrière nous seront quand même opérés, avec qualité. Je sens un peu volonté d’aller de l’avant de chacun avec notre enfant, car c’est bel et bien avec mon expérience que ses chances d’une bonne correction seront les meilleures. Il restera l’énigme des poumons : comment réagiront-ils ? Est-ce que leur blocage au passage du sang augmentera de manière excessive ? et contre lequel nous ne pouvons pas faire grand-chose. C’est dans ce contexte difficile, mais en toute connaissance de cause, que nous avons décidé de maintenir cette opération dans le programme.
Le deuxième enfant présente un cœur dit « univentriculaire », avec des résistances pulmonaires ici aussi un peu élevée, ce qui prétérite toujours le pronostic de nos opérations. Mais bon, même si le risque existe, il doit être pris car, sans opération, son espérance de vie (misérable car constamment en manque d’oxygène) est très réduite. C’est Ladin qui opérera les deux patients. On me fait signe qu’ils sont prêts. Je les rejoins.

16h
La première opération, comme prévue, fut techniquement très difficile, mais elle put être bien réalisée comme en témoigne l’échocardiographie. Malgré cela, le cœur rame beaucoup actuellement, en particulier le ventricule droit, en raison de cette hypertension pulmonaire et de la discrète dysfonction qu’il présente après la machine cœur-poumon (il y a toujours une dysfonction transitoire après une CEC). Notre marge de manœuvre est étroite ici et il faut espéreer que le temps travaillera pour nous. De plus, une bonne hémostase fut difficile à atteindre. Il nous a fallu deux à trois heures pour obtenir un champ opératoire suffisamment sec pour envisager de fermer l’incision. Actuellement, les paramètres hémodynamiques sont stables et acceptables (mais non luxueux). J’espère qu’ils se maintiendront ainsi ce soir et cette nuit aux soins intensifs.
Du coup, nous avons annulé le deuxième cas, car il est trop tard pour démarrer un cas aussi potentiellement problématique, surtout si l’on ne veut pas surcharger les soins intensifs avec deux cas critiques en même temps.
Je propose à Ladin et à l’équipe du bloc d’aller manger ensemble ce soir, au bord du fleuve.

18h
En rentrant à l’hôtel, j’apprends qu’Elisabeth Baume Schneider a été élue conseillère nationale. C’est une grande (mais une belle) surprise. Je connais bien Elisabeth pour l’avoir côtoyée régulièrement lorsque je faisais partie du conseil consultatif des Jurassiens de l’extérieur. C’est un immense honneur pour elle et pour le canton du Jura. Je lui envoie un message de félicitation et j’espère qu’elle fera un bon travail dans cet exécutif si prestigieux.

Jeudi 8 décembre

8h15
En arrivant à l’hôpital vers les 0745, j’ai rencontré Denis qui m’a informé que l’enfant d’hier est dans un état préoccupant, son cœur n’arrivant pratiquement plus à vaincre les résistances pulmonaires et à produire une circulation sanguine satisfaisante. Je m’y suis rendu immédiatement pour constater effectivement une situation plus que préoccupante, pratiquement désespérée. Le cœur s’épuise sous la stimulation pharmacologique et répond de moins en moins aux médicaments. Les cercles vicieux classiques d’une circulation sanguine insuffisante ont commencé à s’installer, avec un rein qui a maintenant cessé de produire de l’urine et un corps qui s’acidifie. Yy me fait le rapport de la nuit. La réanimation a été très bien effectuée, il n’y a aucune critique à émettre de ma part sur le management de ce cas, si ce n’est le bon travail fourni. Je vois bien que la situation est en train de nous échapper. Je demande à xx si il a eu la possibilité de parler au parents, ce qu’il a déjà fait.
– Ils sont conscients de la situation difficile dans laquelle nous sommes et, un peu comme nous, attendent la fin. Ils nous ont encore remercié de nos efforts.
– Essayez de les voir encore une fois ce matin, et bien sûr lorsque le cœur lâchera, car je ne me fais aucune illusion sur l’évolution de cet enfant. S’ils veulent discuter avec nous, donnez-leur un rendez-vous entre nos deux cas, vers les 13 – 14 heures.

Je retrouve Ladin dans le couloir du bloc et nous rediscutons de l’opération, de ce qui aurait peut-être pu être fait différemment, d’une autre technique chirurgicale radicalement différente, mais pour laquelle j’ai de gros doutes quant à son efficacité au long cours. Il n’y a pas grand-chose qui aurait pu changer le cours de cette opération : l’hypertension pulmonaire comporte un grand risque et laisse peu de marge de manœuvre. C’est bel et bien elle, dans le cas présent, qui aura joué un rôle si néfaste.
On ne peut que hausser les épaules devant cette fatalité, penser avec tristesse à ce pauvre gosse dont la vie s’arrête si vite, mais nous devons reprendre notre programme, déployer notre énergie et notre attention sur les autres enfants qui attendent notre aide.

Le cas du matin est, comme pratiquement tous les matins, un cas difficile : une atrésie pulmonaire avec collatérales pulmonaires. C’est une situation souvent très frustrante, car le cœur en lui-même est bon (le muscle, sa structure), mais sa connexion avec les poumons n’existe pas directement. Le sang parcourant les poumons (et assurant l’oxygénation) vient de branches accessoires partant directement de l’aorte, à différents niveaux. Il faut rassembler le plus de ces branches possibles pour essayer au mieux de recréer une artère pulmonaire. La recherche de ces branches et leur manipulation sont difficiles, demandant beaucoup de temps et de précision. Une opération « varices » en perspective. Je la nomme « varices » car le temps qu’il faudra rester debout, pratiquement sans bouger, dans un demi mètre carré sera long, propice à la stase veineuse dans les jambes des chirurgiens, précurseurs au développement de varices dans ces veines.
Si tout se passe bien et que nous ne finissons pas trop tard, nous opérerons l’enfant qui a été repoussé, présentant lui une pathologie plus facile et moins longue à corriger.

15h
L’opération « varices » s’est bien passée et Ladin a franchement réussi une très belle correction. L’irrigation des poumons est parfaite et cela est de bon augure pour l’avenir de cet enfant. De plus, l’opération n’a pas duré aussi longtemps que redouté et – au-delà du ménagement des veines de nos mollets –  elle nous permet de réaliser la deuxième dans des temps raisonnables, pour nous et pour les soins intensifs.
On apprend sans surprise que l’enfant opéré hier s’en est allé. Petit pincement de cœur, mais cette évolution, en dehors d’un miracle, ne faisait plus de doute. Les parents n’ont pas exprimé le désir de nous rencontrer, les explications données par Xx étaient claires et suffisantes. Même si aucun reproche ne peut nous être fait, on se sent un peu mal à l’aise. Chaque décès est une défaite pour nous et une souffrance pour les parents – des moments jamais agréables à vivre. Notre silence aux soins intensifs (ou nous nous sommes réunis) me fait penser à ces minutes de silence que l’on observe avant ou pendant une manifestation, un événement et je dédie la mienne à cet enfant – où qu’il se trouve maintenant, au paradis ou simplement dans la mémoire de ses parents.
Je me lève ensuite et remercie une fois encore mes collègues des soins intensifs. Eux aussi prennent cet échec comme une défaite – même si leur travail fut irréprochable et parfaitement exécuté. Mais je sais assez par expérience le soulagement que peuvent apporter ces mots de réconfort. En les quittant, j’aimerais presque pouvoir maintenant m’ébrouer de ce vague à l’âme qui va encore me poursuivre quelques temps. En même temps, j’ai presque honte de cette pensée, de souhaiter un effacement si facile de ce problème, comme s’il s’agissait d’une simple . Il s’agit tout de même de la vie d’un enfant, d’une vie qui n’a pas été vécue.
C’est avec ce vague à l’âme, gonflé d’un peu de honte, que j’arrime ma lampe frontale sur la tête et me rends au lavabo pour désinfecter mes mains et mes avant-bras pour rejoindre Ladin au bloc opératoire.

18h30
Ladin termine l’opération, il en a pour encore une demi-heure, trois quart d’heure. Elle n’était pas très difficile et s’est bien passé. L’enfant du matin se porte bien et devrait jouir d’une nuit tranquille. Ce sera sur ces deux notes un peu plus gaies que se terminera cette difficile journée.

Vendredi 9 décembre

8h
En me rendant au rapport du matin (à 0715), j’ai croisé Denis, le CEO, le responsable du Kantha Bopha, qui m’a invité à prendre un café. La cafétéria est petite et consiste en quelques tables et chaises, dehors, sous un toit rudimentaire. Nous avons pris un café dans le quart d’heure qui précédait ce rapport et parlé d’un peu tout. Comme c’est jour de paye, nous avons comparé les billets de banque locaux et les nôtres. Denis me rappelle qu’il adorait nos billets avec Giacometti et nous sommes partis sur la sculpture. Mon trio de cœur (Michelangelo, Rodin-Claudel et justement Giacometti). Lui approuvait mais aurait aussi intégré Brancusi – enfin bref, la discussion fut agréable.
L’auditoire était à nouveau plein et nous avons donné un bilan de notre semaine chirurgicale. Un bon bilan, même si deux enfants nous posent encore quelques problèmes, très bon bilan si l’on tient aussi compte de la lourdeur des cas opérés. J’insiste aussi sur le fait que, à part pour les deux coarctations pour lesquelles je voulais montrer ma technique, c’est Ladin qui a réalisé toutes ces opérations.
Le cas de ce matin sera une fois encore particulièrement challenging. Il présente une énorme tumeur dans le ventricule gauche menaçant une mort subite. Je ne suis pas sûr de trouver un plan de clivage entre la tumeur et le ventricule lui-même, tout comme je ne suis pas sûr de la voie d’abord à choisir. Nous allons commencer par voir si cette tumeur est extractible par une incision dans l’aorte, au-dessus de la valve. Ce serait la voie la moins délabrante. Ce ne serait que forcé que nous entaillerions le ventricule lui-même pour accéder à cette tumeur. Le deuxième cas sera plus facile – il faut terminer par un cas régulier, que le week-end ne soit pas trop chahuté.
Ladin vient d’ouvrir le sternum, le temps pour moi d’aller me laver et m’habiller pour l’aider.

12h
Énorme tumeur, très friable, envahissant les muscles papillaires de la valve mitrale. La résection fut laborieuse car la tumeur se fragmentait dès qu’on la pinçait avec nos pincettes. Avec la patience et la ténacité d’un Sioux, nous avons pu la réséquer à 80 %. Les restes sont ces parties infiltrant la valve mitrale et le septum interventriculaire. Néanmoins, de la place a été faite dans ce ventricule et surtout, sa sortie, qui était très étroite (c’est cette partie-là qui peut déclencher une mort subite) est maintenant largement ouverte. A mon avis, le seul risque restant est une possible récidive à partir de ces résidus, mais cette éventualité, Dieu merci, se réalise rarement.
Il ne nous reste plus qu’une opération, la tension peut descendre d’un cran. De plus, nous finirons assez tôt, vers les 16 heures pour profiter de ce soir et du week-end en vue.