Blog prof. René Prêtre

Juin 09 2019

Mission Mozambique 2019

Post by René Prêtre

Juin 09 2019

Mozambique, Maputo
1 – 9 juin 2019

J1.
Timing malheureux cette année. Notre départ coïncide avec la finale de la Championsleague. C’est dans l’aéroport de Johannesburg qui j’apprendrai que Liverpool s’est imposé (contre Tottenham). Liverpool! C’était mon équipe préférée dans les années 80, avant le drame du Heysel. En fait, mes regrets sont estompés: cette finale n’avait pas le panache des précédentes et n’a sûrement pas atteint des sommets. Les deux équipes n’ont pas énormément de bons techniciens et leur nième confrontation cette année ressemble trop à un remake de la Cup pour m’emballer.

Survol de Maputo. Atterrissage imminent.

Survol de Maputo. Atterrissage imminent.

On s’est retrouvé à l’aéroport de Genève. Après le passage sous les rayons, nous sommes allés prendre un café dans le justement nommé «café Montreux». Ce fut la traditionnelle levée de verre (en fait une bière pour certains, un café pour d’autres comme moi) comme celles qui précèdent avant toute grande expédition. Je n’ai pas résisté à l’envie de leur rappeler ces films catastrophes — style «Everest» — où le cinéaste insiste sur la photo de famille où tout le monde fête allègrement sans savoir qu’en fait, ils vivent leurs dernières heures, pris ensuite dans des ravages naturels impitoyables. Les rires ont fusé: «eh oh! pas nous; on n’est pas “des nains d’jardin”, quand même.»
Ensuite, ce fut cette impression d’être une boule de flipper rebondissant dans tous les coins et recoins — entre nos trois aéroports et nos trois avions. À l’arrivée, notre périple n’est toujours pas terminé, en tout cas moi: ma valise manque sur le carrousel. Comme il y a deux ans. Et cette fois une fois de plus: uniquement la mienne. À croire qu’un esprit retors s’amuse à planter des aiguilles dans la poupée qu’il a entre les mains et qui me symbolise.

Eux, en attente.

Eux, en attente.

Une bonne heure plus tard (formalités obligent), une douche, d’autres vêtements, et je peux rejoindre le groupe sur la terrasse de l’hôtel. Une pizza et nous nous rendons à l’Instituto do Coracao.
Beatriz et son équipe sont là. Retrouvailles habituelles. Chaleureuses. Puis, nous passons sous le scanner de notre sonde d’échocardiographie une quinzaine de poitrines d’enfants. Un défilé à bonne vitesse. Les diagnostics — déjà établis — sont

La salle d'échocardiographie. Chirurgiens, anesthésistes, réanimateurs sont là.

La salle d’échocardiographie. Chirurgiens, anesthésistes, réanimateurs sont là.

confirmés, les particularités anatomiques notées et le programme est organisé.
Rentrée à l’hôtel pour un souper rapide et ensuite… dodo.

J 2 —8 h 30.
Nuit réparatrice. Yann et Évelyne, les anesthésistes (des lève-tôt) sont déjà montés à l’hôpital pour préparer le premier enfant. Je rejoins l’équipe au petit déjeuner. Globalement, tout le monde a bien récupéré, même si la nuit fut fraîche. C’est vrai, qu’en fin de compte, nous sommes en plein hiver africain qui —

La programmation. La semaine sera bien remplie.

La programmation. La semaine sera bien remplie.

même s’il reste bien timide pour des endurcis comme nous — réussit à rafraîchir les températures nocturnes autour de 10 – 12 degrés.
À notre arrivée à l’Instituto, le premier enfant dort. Cette opération a été estimée à une difficulté moyenne. C’est le moment du lavage des mains.

13 h 30.
L’opération s’est bien passée même si l’anatomie ne fut pas facile à identifier. L’enfant avait bénéficié d’une opération préparatoire, avant sa correction d’aujourd’hui, il y a quelques années. Il y avait beaucoup d’adhérences, un cœur avec une rotation défavorable (les ventricules directement sous le sternum, les oreillettes tout au fond du thorax) et il a fallu le disséquer en entier ainsi que ses vaisseaux afférents et efférents pour pouvoir le mobiliser et l’apporter à nos mains. Après ce long travail, on retrouvait l’anatomie que nous nous étions figurée sur la base de l’échocardiographie d’hier. Un scanner aurait été utile ici, mais en fin de compte tout a pu être identifié correctement. L’opération ensuite s’est déroulée comme prévu même si nous avons passé un temps respectable pour obtenir l’hémostase (c’est-à-dire le tarissement de tous les points de saignements). C’est de toute façon une contrainte commune dans les pays du tiers monde, cette difficulté accrue à juguler tout saignement, en raison d’une part de carences fréquentes chez ces enfants, mais aussi en raison d’un manque de produits sophistiqués que nous utilisons à tour de bras sous nos latitudes.

Sous le regard d'Evelyne et Patrick, les champs sont retirés. Enfin. A l'horloge: 11h55 ... pm

Sous le regard d’Evelyne et Patrick, les champs sont retirés. Enfin.
A l’horloge: 11h55 … pm

On a profité de cette opération du matin pour investiguer plus à fond l’enfant qui est programmé pour cet après-midi. Ces investigations (sous forme d’un cathétérisme cardiaque) ont montré que les conditions hémodynamiques sont satisfaisantes pour entreprendre cette correction. C’est donc lui, ce petit de 3 ans, qui va nous occuper cet après-midi.

18 h 30.
Très bon résultat de notre opération sur le petiot. La pression sanguine est parfaite, ainsi que la saturation en oxygène dans le sang. Lui ne posera aucun problème et je pense que nous pourrons le laisser se réveiller rapidement.
Passage aux soins intensifs.
– Vous ramez?
– Oui, pas mal.
Réponse en cœur de Patrick et Blandine. L’enfant du matin a du mal de décoller. Sa pression sanguine est toujours limite, ses extrémités toujours un peu froides (ce n’est pas l’hiver! mais un signe de circulation sanguine ralentie). Ses examens sanguins sont pourtant plus ou moins alignés — une anémie certaine — mais voilà, il ne montre pas la grande forme. Nous allons refaire quelques examens (radiographie ou échocardiographie) pour être sûrs que rien «de mécanique» ne s’oppose aux flux sanguins.

20 h 30.
On vient (un petit groupe) d’arriver à l’hôtel. Même pas le temps de prendre un café que Yann m’envoie quelques «loops» de l’échocardiographie qu’il a réalisée. Globalement, elle ne montre rien de bien grave, si ce n’est une lame liquidienne autour du cœur — probablement un peu sang. Difficile à dire si elle réalise une compression, mais dans le doute… d’autant plus que la nuit arrive et si nous la voulons calme, autant s’assurer maintenant que rien d’inquiétant n’est en train de mijoter.
Retour à l’Instituto.

24 h.
On se retrouve tous dans le hall de l’hôtel. L’enfant nous a donné pas mal de fil à retordre. On a bien sûr décidé une révision au bloc opératoire. Il y avait bien un peu de sang, mais celui-ci n’expliquait pas tout. Le concernant, nous avons repris ce long et lent travail de tamponnement pour le tarir. Un moment, devant une source peu importante, mais continue, venant du fin fond de la cavité péricardique, j’ai évoqué la nécessité de remettre la machine cœur-poumon, pour pouvoir luxer le cœur sans compromettre la circulation sanguine.
– Tu oublies René. On a plus de sang pour lui. Nous avons épuisé ce que nous avions prévu.
Ce sera compresses derrière compresses, demi-heures de tamponnement après demi-heures. A ce rythme, on risque d’y passer une bonne partie de la nuit. J’ai alors décidé d’implanter un shunt pour réduire la pression veineuse. Sans machine cœur-poumon, c’est toujours assez sportif, mais finalement cela s’est bien passé. Et la différence s’est tout de suite vue: meilleures pressions sanguines et réduction du suintement. Vers 22 h 30, on décidait de refermer à nouveau le thorax. Une certaine stabilité était enfin atteinte. Nous l’avons encore «bordé» une heure aux soins intensifs avant de rentrer.
À l’hôtel, on s’est tous retrouvé pour un dernier briefing et, franchement, l’ambiance était excellente — surtout quand j’annonçai que l’on commencerait la journée du lendemain une heure plus tard. Pour demain, on allégera un peu le programme, en gardant un gros cas pour le matin, mais en planifiant un plutôt simple l’après-midi.

J3 —9 h 15
Pas vraiment pu profiter de cette heure de repos supplémentaire, mon portable n’a pas manqué de me rappeler à 7 h 45 qu’un cas était prévu à Lausanne (pour un de mes chefs de clinique). Du coup, je suis parti pour le petit déjeuner. Arrivée un peu plus tard à l’instituto, et ce petit pincement de cœur à l’ouverture portes des SI, cette discrète inquiétude de retrouver ces enfants, lorsque la soirée ou la nuit a été rock’n’roll. Soulagement, ils ont été très stables. Durant toute la nuit. Ils n’ont pas bronché

Nos deux champions d'hier. Ils n'ont pas l'air d'être trop éprouvés.

Nos deux champions d’hier. Ils n’ont pas l’air d’être trop éprouvés.

un cil. C’est vrai qu’à voir, ils semblent confortables dans leur lit. Ceci nous est confirmé par l’équipe de nuit. C’est bon pour le moral, surtout par le fait que ce matin et demain matin, nous avons planifié les deux cas les plus difficiles de la mission. Je jette un coup d’œil vers le hublot du bloc opératoire, pour voir Yann et Évelyne s’activer sur l’enfant du jour, un petit de un an et demi avec une pathologie assez exotique. Un nescafé, et je suis prêt à caler mes lunettes sur le nez, ma lampe frontale sur la tête.

15 h 30
Des kilomètres de suture! Ah, nous en avons fait des points de sutures, pratiquement sans discontinuer, telle une machine à coudre. La reconstruction des deux artères pulmonaires (qui n’avaient pratiquement pas de développement dans le péricarde) puis la mise en connexion de ces artères reconstruites sur un des ventricules (celui qui était «borgne») et la fermeture d’une large communication entre ces deux ventricules a exigé une endurance de coureur de fond (je préfère cette image à celle que m’avait affublée Évelyne il y a quelques années en m’appelant:

Ça ne se voit pas, mais ce fut un marathon de sutures.

Ça ne se voit pas, mais ce fut un marathon de sutures.

notre Singer! Gamin, en jouant aux Indiens (mais on ne perd jamais entièrement son âme d’enfant), on se donnait des noms qualificatifs et j’aimais bien me comparer à un aigle (j’ai une bonne vue) ou à un lion; c’était sympa, gratifiant pour l’égo. Mais aujourd’hui, la chute est lourde: être comparé à une machine à coudre!!. Enfin, revenons à plus prosaïque: le résultat de notre opération, confirmé par échocardiographie (Yann continue à improviser des sondes) est excellent. Pour la première fois, cet enfant, jusqu’ici bleu foncé, retrouvera des couleurs roses. Pour la première fois, il arrivera à respirer sans tirer comme une locomotive. Nous sommes prêts pour le deuxième cas, que nous espérons, comme prévu relativement simple et rapide — mais nos prévisions dans l’hémisphère Sud….
On apprend entre temps que, dans le duel fratricide de nos tennismen à Roland Garros (Stan contre Roger), le résultat est à égalité, un set partout.

19 h 30

Partition à quatre mains. Chorégraphie subtile.

Partition à quatre mains. Chorégraphie subtile.

Bon ben voilà, nos fameuses prédictions dans l’hémisphère sud se sont, une nouvelle fois, trompées. L’anatomie supposée ne s’est que partiellement confirmée. C’est toujours désagréable et inquiétant, d’être parti en machine cœur-poumon, de disséquer les structures sur lesquelles la malformation devrait apparaître pour trouver que celle-ci ne s’y trouve pas. Évidemment un simple retrait de la machine ne serait pas bien supporté chez des enfants déjà très limites à cause de leurs conditions et donc, il faut absolument chercher la vraie malformation pour la corriger. C’est donc un peu tendu que nous avons clampé l’aorte, arrêté le cœur, l’ouvrir… en espérant déceler le problème de cet enfant. C’est heureusement ce qui s’est produit. En ouvrant l’oreillette droite, nous avons constaté que l’ensemble des veines du poumon droit se drainaient du mauvais côté du cœur. Étonnamment ceci n’avait pas été remarqué dans les échocardiographies préopératoires. Changement de fusil d’épaule donc, ablation de la cloison entre les oreillettes et recréation d’une nouvelle, cette fois-ci drainant ces veines sur le côté gauche du cœur. En passant, nous avons encore réalisé une réparation de la valve tricuspide qui, en raison de la dilatation importante de cette partie du cœur, ne se fermait plus bien. La reprise cœur fut réjouissante, avec une très bonne hémodynamique, des pressions aussi hautes que jamais. La fermeture ne fut plus qu’une affaire vite classée.

Souper à l'hôpital. La cuisine est excellente.

Souper à l’hôpital. La cuisine est excellente.

Passage aux soins intensifs, nos deux enfants d’hier sont bien réveillés, extubés (c’est-à-dire séparés du respirateur) et en condition stable.
Un check sur internet; Federer a gagné en quatre sets, mais avec deux tie-breaks, eux-mêmes apparemment très serrés. Ça doit s’être joué à quelques points seulement. Un score qui devrait les satisfaire les deux. Et nous avec.

J4 —8 h
Nuits (remarquez le pluriel) calmes aux SI. Nos quatre opérés se portent bien; les deux de lundi passeront encore la journée auprès de nous, mais demain, ils devraient être aptes à regagner leur chambre.
Aujourd’hui aura lieu l’opération qui me semble la plus complexe, tant au niveau du nombre de structures à aborder que de l’anatomie de base. Donc, double ration de corn-flakes, bonne hydratation et double Nescafé (en fait, pas pour moi, je me contente d’un croissant et d’un seul café le matin).

Les Soins avec Patrick, en arrière plan - qui sait bien visiblement s'entourer (Albane, Stéphanie et Blandine).

Les Soins avec Patrick, en arrière plan – qui sait bien visiblement s’entourer (Albane, Stéphanie et Blandine).

16 h 30
Notre patient, ce si «gros cas» a tenu toutes ses promesses: dissection difficile, vaisseaux à contrôler si profonds [venant de l’aorte thoracique, qui chemine le long de la colonne vertébrale — avec un abord par le sternum, c’est digne d’un exploit de spéléologue que d’aller encercler ces vaisseaux (il y en avait trois)], agrandissement des artères pulmonaires (au départ trop petites pour accepter une circulation complète) et finalement connexion de ces artères au ventricule droit et fermeture d’une communication entre les ventricules (comme hier). Bref, à nouveau une longue course de fond. Le plus dur fut à nouveau d’obtenir l’hémostase, c’est-à-dire l’arrêt de tout saignement, après tant de sutures et tant de surfaces cruantées. Et ici, il n’y a pas d’autre recette que la patience, la patience et l’avancée microscopique, au compte-gouttes. Vers 15 heures, Yann nous informe que le deuxième enfant vient d’avoir une méchante poussée de fièvre,

Le même patient, quelques heures plus tard.

Le même patient, quelques heures plus tard.

avec diarrhée et toux productive. Avec probablement une infection active, il ne pourra pas être opéré aujourd’hui. Nous avions prévu cette opération-là aujourd’hui, car c’était la plus simple et la plus rapide du collectif, sachant que notre patient du matin serait aussi, en grande partie, notre patient de l’après-midi. Les autres enfants ne sont pas à jeûn — et ainsi n’entrent pas en ligne de compte pour un rocade à la volée.

Un autre réveil et une constante: ils ont toujours soif après ces opérations.

Un autre réveil et une constante: ils ont toujours soif après ces opérations.

C’est, je dois le reconnaître, sans trop de regrets que nous décidons de nous en tenir à cette unique opération aujourd’hui (mais quelle opération! — pas moins de sept heures à bloquer son dos et garder sa concentration).
Ce soir, Beatriz nous a invités chez elle (c’est aussi une tradition de sa part: à chaque mission, nous avons l’honneur de sa maison). Au moins, cette année, nous nous rendrons chez elle, à une heure acceptable.

Il manque J4, mercredi  juin 19

J5 – 08h00
Repas hier soir chez Beatriz. Nous sommes toujours reçus comme des princes. Mais surtout on a eu une discussion assez délicate au sujet d’un enfant supplémentaire. Son histoire commence pour nous, comme régulièrement lors de chaque mission, quand Beatriz cet après-midi vient nous tirer par la manche pour nous montrer un nouvel enfant, venu de Dieu sait où ?. Il a une pathologie complexe, mais surtout rapidement progressive et de manière fatale. Et là, nous rentrons dans ces sempiternels débats de savoir

Retour en chambre, avec le doudou, pas même trop éprouvé.

Retour en chambre, avec le doudou, pas même trop éprouvé.

que faire, lorsque nous devons opérer des choix dans la multitude d’enfants qui attendent des soins aussi sophistiqués. Est-on en droit de prendre un risque avec une mortalité autour de 50 % lorsque d’autres enfants à meilleur pronostic attendent aussi notre aide ? La question est lancinante. D’un autre côté, même si sa mortalité opératoire est élevée, elle s’oppose favorablement à celle de ne rien faire qui a une mortalité de 100%.
L’enfant en question est un petit de six mois qui présente une malformation appelé ALCAPA (un acronyme pour anomalous left coronary artery from the pulmonary artery) qui le condamne à une courte survie. L’enfant, étonnamment, quand on le regarde, ne présente aucun signe de détresse, il n’est même pas essoufflé, pas inquiété, ne souffre pas, mais son échocardiographie ne trompe pas : elle montre un cœur qui a déjà perdu beaucoup de force ; en fait, les trois quarts de sa force. Elle pointe aussi cette artère coronaire qui n’est pas implantée au bon endroit et qu’il faudrait déplacer en espérant que le cœur recouvre ensuite sa force (ce qui prendra du temps). Sans opération, la dégradation continuera d’avancer et, vu l’absence de réserve, elle sera fatale d’ici quelques jours, tout au plus quelques semaines. En tout cas, bien avant l’arrivée de la prochaine mission française (qui est prévue cet automne). Et cette opération est au-dessus des compétences de Sozinho (lui d’ailleurs nous enjoint à la faire car il ne l’a jamais vue et aimerait bien « l’apprendre »).
On

Les abords de l'hôpital.

Les abords de l’hôpital.

décide de ne rien décider et de voir aujourd’hui comment la première opération se passera, surtout si elle ne se termine pas trop tard. En effet, tant qu’à faire, si nous décidons de quand même opérer cet enfant, autant le faire le plus vite possible, qu’il reste le plus longtemps sous notre radar (car sa réanimation ne sera pas facile).

13h00
Bien, notre opération s’est bien passée, on finit à l’instant. Discussion rapide avec Yann et Patrick durant l’intervention lorsque la fin était en vue. On craque : on décide de donner à cet enfant sa chance, même si cela sera un investissement en temps et énergie démentiel pour toute l’équipe. On a contacté Beatriz qu’elle organise sa préparation, qu’elle le garde à jeun et c’est Evelyne qui se chargera d’aller le chercher prochainement.

L'opéré du matin. Pourtant, son opération était complexe.

L’opéré du matin. Pourtant, son opération était complexe.

24h01
Nous quittons l’hôpital, après un véritable calvaire. Je n’ai pas été le meilleur sur cette opération non plus. Mon implantation de l’artère coronaire n’était pas optimale et la décision est toujours difficile à prendre à savoir : faut-il la réimplanter à un autre endroit ou la laisser ainsi et espérer que suffisamment de sang réussisse à passer à travers. L’enfant supportera-t-il un deuxième run en machine ?
Finalement – et c’est mon côté perfectionniste, qui se paie parfois – j’ai décidé une nouvelle implantation. Mais la paroi fragilisée par une première ligne de suture s’est déchirée à un endroit et la correction de cette déchirure a conduit à son rétrécissement. Même question qu’auparavant : refaire, laisser ainsi ? Même obsession : obtenir le meilleur résultat, et rebelotte ! J’ai alors effectué un élargissement de cette artère coronaire (de 1,2 mm de diamètre) avec un patch aussi épais que du papier de cigarette. Le flux dans cette artère fut alors bon, mais le saignement, le fameux saignement du Tiers-Monde s’y est mis de plus belle. Bref, to make a long (a very long je devrais dire) story short : on a bossé pratiquement sans relâche (nous sommes quand

A n'importe quelle heure, la cuisine à hôpital est toujours excellente.

A n’importe quelle heure, la cuisine à hôpital est toujours excellente.

même allés manger – pendant un tamponnement. dans la cantine de l’hôpital) jusque vers onze heures. Au moment de partir, nous avons encore fait un saut aux USI. L’enfant allait, mais sa diurèse était diminuée et on voyait une lame liquidienne autour du coeur. Un peu « à la cowboy » ou « comme des voleurs », avec Yann pour approfondir la narcose, j’ai fait sauter un point de la suture et ai aspiré un peu sang qui menaçait de comprimer le coeur. La pression s’est améliorée. Fermeture rapide (en vingt minutes, le geste était réalisé) et …
Retour à l’hôtel, le dos aussi raide qu’un bois de bambou, à minuit pile.

J6 – 9 h 30
9 h 30, oui. C’est notre deuxième jour à départ retardé. Le tour des SI nous laisse relativement optimistes. Le petit a tenu ses pressions, mais montre un fléchissement depuis une heure environ. Une échocardiographie montre à nouveau une lame liquidienne (malgré nos drains) autour du cœur. Normalement, un peu de liquide est classique et n’embête pas trop, mais ici, avec un moulin fatigué, travaillant à ses limites — au bord du précipice — n’importe quel détail peut le faire basculer. Par sécurité, on décide une nouvelle moucheture de la cavité péricardique pour évacuer ce liquide.

Albane, Stéphanie et Blandine s'affairent autour de Kaylon, toujours en condition critique.

Albane, Stéphanie et Blandine s’affairent autour de Kaylon, toujours en condition critique.

Yann et Évelyne sont en train d’endormir le premier enfant. Le plateau affrété aux soins intensifs ne possède que quelques instruments (en fait un bistouri et un aspirateur). Avec Sozinho, nous faisons sauter les derniers points de la suture et aspirons ce liquide qui pouvait être vaguement compressif. L’enfant va du coup, à nouveau, un peu mieux. On décide de laisser cette moucheture, cette partie de l’incision, ouverte, de manière à éviter toute nouvelle récidive de compression, même la plus faible (les drains, nous en avions mis deux ici, n’aspirent souvent pas tout).
Synchronisation parfaite: nous avons fini en même temps que nos soporifiseurs (ne cherchez pas dans le dictionnaire, ce mot n’existe pas — je l’utilise pour qualifier les anesthésistes qui endorment — soporifisent — nos patients) sont prêts.

13 h 30
Un Fallot de moins sur la liste des condamnés!
Avec Sozinho (qui a fait une bonne partie de l’opération), nous avons réussi une correction parfaite ici: même la valve pulmonaire — dont les feuillets d’habitude coincent un peu — fonctionne admirablement, comme une valve normale. C’est dire si le pronostic de cet enfant sera transformé. Lui qui était si bleu au départ — bleu nuit. Quand nous avons inséré notre annule dans l’aorte, le sang la remontant était noir, huileux et tellement épais qu’il mit plusieurs secondes à la remplir. Normalement, avec

La rangée de gauche des SI, avec trois enfants. Aux commandes: Stéphanie Albane.

La rangée de gauche des SI, avec trois enfants. Aux commandes: Stéphanie Albane.

la pression sanguine de l’aorte, le sang normalement fluide — si aucun clamp n’est pas posé sur la cannule — «gicle au plafond» comme on dit. Il y a d’ailleurs parfois un bleu qui oublie de mettre un clan sur cette cannule au moment de l’insérer. L’éclaboussée qu’il prend au visage est toujours si violente, que le vaccin est efficace: seuls les plus étourdis se font prendre une deuxième fois. En voyant ce «pétrole» monter si laborieusement le long de la cannule, Évelyne renchérit:
– Quand je l’ai intubé, et j’ai été frappé par sa langue. Elle était si bleue! Un bleu si foncé! C’est simple on ne voit plus de différence de couleur entre le sang de ses veines et celui de ces artères.
La nature s’est tellement adaptée à ce manque d’oxygène que les cellules réussissent à fournir une bonne partie de leur travail avec minimum d’oxygène. La correction terminée, ces cellules vont rester encore quelque temps sur le même régime et pour nous, nous sommes surpris de voir que, cette fois, le sang est rose (écarlate) partout, dans les artères — c’est normal — mais aussi dans les veines.

Pansement aux SI. Et finalement, on a décidé de refermer l'incision.

Pansement aux SI. Et finalement, on a décidé de refermer l’incision.

Je sors du bloc. C’est presque sur la pointe des pieds, de peur de troubler un équilibre précaire, un brin d’inquiétude, que je me rends auprès de notre méga-opéré, notre champion. Il est resté stable, il a fait même quelques progrès, il s’éloigne un peu de son précipice. Le pansement est resté sec. Cela aussi est une bonne nouvelle.

19 h
Notre deuxième opération s’est bien passée. La correction était assez standard (il y en aura eu au moins une!).
Passage un peu plus confiant au chevet de notre grand opéré. Il est en train de décoller; les reins sont «repartis» (c’est-à-dire qu’ils produisent à nouveau de l’urine) et l’échocardiographie montre une force myocardique améliorée. Ah, s’il pouvait la récupérer entièrement cette force!! Nous décidons une révision rapide de sa mini-incision et un lavage local avant de rentrer. Un plateau succinct, le pansement est retiré et là, bonne surprise: la cavité péricardique est entièrement sèche. Mon idée initiale est de garder la plaie ouverte pour la nuit et de ne la fermer que demain matin, mais devant cette situation

Lissandra, sur le ventre pour aider le nettoyage de ses poumons. Encore un jour ou deux et elle pourra être extubée.

Lissandra, sur le ventre pour aider le nettoyage de ses poumons. Encore un jour ou deux et elle pourra être extubée.

rassurante, je décide de la refermer. Trois coups de porte-aiguille et l’incision est à nouveau entièrement fermée.
Nous restons encore une bonne heure sur place pour la transmission à l’équipe de nuit, mais aussi pour surveiller du coin de l’œil notre champion. Et lui, bon prince avec lui et avec nous, il continue de progresser.
C’est donc confiant que nous quittons l’Instituo. Nous irons manger dehors ce soir, dans un restaurant en bord de mer (en fait, en bord d’océan — on va pas la jouer p’tit bras!).

J6 – 9 h 30
Départ à l’Instituto.
Les visages sont tirés, un peu défaits — en contraste absolu avec leur jovialité — un brin arrogante — d’hier soir (ou plutôt de la nuit dernière), et les organismes semblent fatigués, eux aussi en contraste avec leur énergie d’hier soir (ou plutôt de la nuit dernière) sur la piste de dance à 2 h (c’est l’heure où j’ai déclaré forfait — alors qu’eux se lançaient allègrement dans les prolongations).

Là, ils étaient encore fringants. Yann primesautier !

Là, ils étaient encore fringants. Yann primesautier !

Aux SI, notre champion continue sa marche héroïque vers la guérison, il est sauf. Les risques vitaux sont derrière maintenant, et il ne lui manque plus qu’un peu de temps pour émerger de son opération d’une part, mais surtout de sa pathologie.
– Il fait plaisir à voir notre ALCAPA, vous ne trouvez pas?
– Oui, surtout qu’au début, moi, j’avais mal compris son diagnostic, j’avais compris qu’on l’opérerait à cause d’un alpaga! Je me demandais à quoi cela pouvait bien correspondre.

Patrick, qui décidément a un don pour bien s'entourer (avec Blandine et Albane)

Patrick, qui décidément a un don pour bien s’entourer (avec Blandine et Albane)

C’est Blandine, qui a une formation de pédiatre et non de cardiologue, qui nous avoue sa surprise, même si, comme nous tous, elle est ouverte à un certain exotisme sous ces latitudes.
Ensuite, c’est la traditionnelle distribution de doudous, d’habits et de chocolats. Peaufinage des SI, préparation du matériel à reprendre, salutations d’usage, notre temps à l’Instituo touche à sa fin.

19 h
Nous avons occupé notre après-midi au bord d’une plage à la pointe sud du pays. Baignade d’hiver (une eau un peu frisquet au début, puis excellente) puis retour à l’hôtel. Demain, nous passerons encore rapidement aux soins intensifs pour un dernier contrôle

Distribution d'habits. Des mamans heureuses.

Distribution d’habits. Des mamans heureuses.

avant d’embarquer pour le retour. Et à peine serons-nous arrivés qu’il faudra reprendre du service: une grosse urgence nous attend pour mardi.
On regrettera sûrement un peu ce temps africain…

Nos adieux à l'Intituto et à Beatriz (tout à droite).

Nos adieux à l’Intituto et à Beatriz (tout à droite).