Blog prof. René Prêtre

Déc 10 2017

Mission Cambodge 2017

Post by René Prêtre

Déc 10 2017

Cambodge, Siem Réap
2 – 10 décembre 2017

J1.
Départ de Zürich pour Siem Réap.
Toute l’équipe s’était donné rendez-vous en gare de Lausanne pour nous rendre à Kloten. En quittant le Lavaux, qui, grâce au réchauffement du lac, avait réussi à garder ses couleurs automnales, nous avons pu admirer, dès la sortie du tunnel, la neige qui recouvrait le paysage et saupoudrait les bourgs. Yann, improvisé en GO, avait fait provision de pain, viande séchée, fromage et une topette de malbec

Le train Lausanne-Zurich. Yann, Yann, David et Stéphanie. Patrick (le dessinateur de presse) en arrière-plan.

Le train Lausanne-Zurich.
Yann, Yann, David et Stéphanie. Patrick (le dessinateur de presse) en arrière-plan.

(c’est un éclectique, Yann). Cet attirail eut aussi le mérite de raccourcir significativement le voyage: nous avions à peine «nettoyé » ces provisions que le train arrivait à l’aéroport. Suivirent alors les classiques contrôles douaniers et de sécurité avant de nous entasser dans un gros avion, en fin de soirée, pour un vol sur Bangkok.
Une nuit, comme à chaque fois, entrecoupée de périodes de veilles et de sommeils. J’avais laissé l’heure suisse courir à ma montre et je n’ai pu m’empêcher de penser, dès 2 heures du matin, à cette fameuse grande première cardiaque (et même grande première médicale) que fut la première transplantation du cœur. C’était au Cap, en Afrique du Sud, et cela faisait exactement, jour pour jour, heure pour heure, cinquante ans qu’elle avait été réalisée. En effet, c’est dans la nuit du 2 au 3 décembre 1967, entre 2 h 20 et 6 h 13 du matin, que Christiaan Barnard réalisait cet exploit. La nouvelle, en quelques heures, allait parcourir la terre entière et statufier Barnard au rang de héros planétaire. Il avait vaincu une sorte de signe indien — la transplantation du cœur, le berceau des sentiments, voire de l’âme, restait un tabou empreint de profanation — mais surtout, de façon plus pragmatique, cette réalisation apportait un formidable espoir à des milliers de patients souffrant d’un cœur trop faible.
Ainsi, vers 3 heures, je me suis dit:
– Le nouveau cœur devait être en train de quitter le thorax du donneur à l’heure qu’il est. Il allait parcourir un couloir de quinze mètres pour aller occuper le trou laissé béant par l’extraction du cœur malade du receveur.
Vers 5 heures:
– Maintenant, il devait avoir repris ses contractions. La tension nerveuse dans ces deux salles d’opération devait être à son comble et ce sentiment d’être en train d’écrire une page d’histoire devait flotter dans l’air.

Arrivée à Siem Réap. La neige n’est plus qu’un vague souvenir.

Arrivée à Siem Réap.
La neige n’est plus qu’un vague souvenir.

Je ne fus pas non plus sans me rappeler que cette opération de haut vol n’allait pas pouvoir être réalisée au Cambodge avant des décennies. Si jamais. Et ceci rentre bien dans l’ordre des choses: avant de songer à cette chirurgie de prestige, il faut d’abord régler tous les problèmes de base. Je le sais, nous allons retomber un peu sur terre à Siem Réap, avec des opérations peut-être moins chargées en symbole que celle de Barnard — quand vous transplantez un cœur, vous transplantez plus qu’un organe, vous transplantez aussi un peu la vie — mais tout aussi charismatiques et sûrement plus bénéfiques que la sienne, puisqu’elles aideront des enfants menacés et très handicapés dans leur vie.
Le ronron de l’appareil, un peu comme une berceuse, réussit à nouveau à envelopper mon esprit, et je m’assoupis une fois de plus. Ré-émergence avec l’infraction des instructions du pilote, lente descente sur Bangkok, changement de niveau entre les arrivées et les départs à l’aéroport et nouveau décollage pour Siem Réap.
Atterrissage et fin du voyage vers les 15 h 30. Trente-deux degrés, une chaleur moite. On est bien loin des plaines gelées fribourgeoises. Ladin nous attendait. Sur le chemin de l’hôtel, il nous énumère déjà les cas qu’ils nous ont savamment réservés et est fier de nous reporter son bilan de l’année. Ainsi, depuis janvier, lui et son équipe ont réalisé entre 250 et 280 opérations, soit une moyenne de 6 à 7 par semaine. C’est presque autant que nous en Suisse.

Une rue de Siam Réap (croquée par Patrick).

Une rue de Siam Réap (croquée par Patrick).

Je sais qu’ils tiennent ce rythme de croisière depuis quelques années déjà et qu’ainsi, ils auront écumé tous les cas relativement faciles ou de difficulté moyenne. La tendance qui s’est dessinée ces dernières années va encore s’accentuer aujourd’hui: à savoir que les opérations restantes sont souvent d’une difficulté majeure. Notre responsabilité dans la sélection de ces cas à opérer s’en trouve fortement majorée.
Nous sortons encore rapidement manger en ville avant de nous ranger pour essayer de récupérer de notre petite nuit. Demain matin, la diane sonnera vers les 6 h 30 pour être présents au rapport de garde qui se déroule à 7 heures.

J2 —Le matin.
Lever aux petites heures et direction la grande salle de colloque — occupée chaque matin par pratiquement tout le personnel — pour la remise de garde du week-end.
Toujours les mêmes chiffres impressionnants d’urgences et d’admissions. Comme chaque année, nous avons une rangée de sièges réservés au premier rang, parmi les 400 personnes présentes. On nous souhaite une chaleureuse bienvenue. Je prends brièvement la parole pour les remercier de ce bel accueil. Même si la forme et le cérémonial n’ont pas beaucoup changé, on ressent quand même un grand bouleversement, une grande absence: Beat n’est pas là.

Première opération avec Ladin, ici, opérateur.

Première opération avec Ladin, ici, opérateur.

Nous nous rendons ensuite dans l’aile cardiaque pour y déposer notre matériel (lampe et lunettes chirurgicales, cannules) et rencontrer les premiers enfants à opérer. Nous discutons dans l’allée qui nous y emmène et flânons en débattant d’un point sans grande importance, en oubliant que la route a été obstruée pour nous permettre un passage rapide. En effet, l’aile cardiaque a été construite au-delà de la route qui longe l’arrière du complexe hospitalier et un passage piéton avec deux barrières — plutôt rustiques — actionnées à la main par des membres de l’hôpital pour permettre un passage sans encombre «aux docteurs » a été emménagé. J’active le groupe lorsque je réalise que l’on a abaissé ces barrières pour nous, mais bien avant notre arrivée au bord de la chaussée, et que l’on attend patiemment notre passage pour libérer la voie publique. Nous traversons la route en constatant la constitution d’un beau bouchon, composé de vélos, de motocyclettes et de quelques voitures, qui attendent diligemment la montée des barrières. Sitôt sur le trottoir d’en face, elles se relèvent (enfin), libérant ce flux continu de véhicules légers sur la route.

Arrivée du premier enfant aux soins intensifs. David ventile ses poumons. A voir les visages, Yann doit être en train d’entrer …

Arrivée du premier enfant aux soins intensifs. David ventile ses poumons. A voir les visages, Yann doit être en train d’entrer …

Visite des soins intensifs. Surprise: ils sont pratiquement pleins! Il y a bien trois enfants qui, en raison de leur condition précaire, nous attendent aux soins intensifs, mais il y a aussi d’autres, opérés récemment, qui ont un peu de mal à «émerger » et nécessitent toujours des soins continus.
– Deux devraient pouvoir quitter les soins aujourd’hui, nous assure Ladin.
C’est juste, mais il n’en reste pas moins que nous devons commencer prudemment cette mission, avec des pathologies pas trop complexes et faire patienter les enfants qui auront besoin d’un séjour supérieur à une nuit de surveillance intensive.
Nous nous dirigeons vers l’appareil d’échocardiographie où sont stockées les investigations déjà réalisées. Sur une liste d’une vingtaine de cas, nous pouvons choisir quatre enfants susceptibles de pouvoir démarrer la mission. Après avoir établi les ordres de passage, nous cherchons les enfants choisis — qui attendent avec leur maman — pour répéter cet examen et confirmer le diagnostic.

Premier enfant de la mission. Etait bleu, est maintenant rose.

Premier enfant de la mission. Etait bleu, est maintenant rose.

Le premier, celui qui lancera la mission, a trois ans et souffre de la maladie bleue, bien que celle-ci ne soit pas très marquée. Nous confirmons «on line » le diagnostic (avec la sonde d’échocardiographie cheminant sur son thorax) et, en moins de cinq minutes, tout renseignement utile acquis, nous le «libérons ». Il me fait sourire, car sitôt hors du lit, il enfile une cape de Batman, qui le rend évidemment fier comme Artaban.

18 h.
Nos deux opérations du jour se sont bien passées (en particulier celle de l’après-midi, où j’ai aidé Ladin, car il n’avait encore jamais opéré cette malformation). Parallèlement, Oliver et son équipe locale ont fermé une communication (un «trou ») entre les oreillettes chez trois enfants et fermé un canal artériel chez un autre. Les soins intensifs sont déjà bien pleins, mais plusieurs patients ne resteront pas plus d’une nuit et libéreront suffisamment de place demain pour poursuivre notre programme. Deux cas difficiles demain en perspective: après cet échauffement, les choses très sérieuses vont commencer.

J3, 8 h.
Mauvaise nuit, que la nuit dernière.
Un réveil à 2 h du matin. Très vite, les yeux grands ouverts, récalcitrants, impossibles à assoupir malgré une tentative de lecture et ce, jusque vers 5 heures, lorsqu’enfin arrive — «déboule » je devrais dire — le sommeil. De plomb, cette fois. J’avais sombré dans ses strates les plus profondes, lorsque le réveil se mit à rugir. Son rauque, désagréable. Satanée alarme du i-phone. Mouvement pénible du bras, mais aussi du corps entier, pour le faire taire. Les yeux qui doivent s’ouvrir, affronter la lumière,

Au bloc aussi, une équipe mixte, avec le personnel local.

Au bloc aussi, une équipe mixte, avec le personnel local.

alors que les paupières sont comme collées.
Je me suis tiré au bord du lit, me suis vaguement ébroué, puis me suis mis, un peu chancelant, sur pied. Pas eu le courage de tourner le pommeau de la douche sur «eau froide » ; j’ai opté pour une réafférentation en douceur. De l’eau tiède. Petit-déjeuner en équipe: je ne fus pas le seul à jouer les funambules du milieu de nuit, pas le seul à être victime du jet-lag.
Visite des soins: plutôt rapide, car, seule, une petite nous pose problème. Mais de sérieux problèmes. Elle est intubée depuis quelques jours et son état se péjore lentement. Sa malformation cardiaque ne serait pas très difficile à corriger, mais son cœur est devenu tellement faible que l’enfant n’est en l’état plus «opérable » avec les moyens du bord. Nous décidons de poursuivre sa narcose profonde, en espérant une légère récupération.

Stéphanie, au premier plan, supervise Kuny qui m’instrumente. Si tout devait s’accélérer, c’est elle qui prendrait le relais. La communication doit être rapide ; quant à mes connaissances en Khmer…

Stéphanie, au premier plan, supervise Kuny qui m’instrumente. Si tout devait s’accélérer, c’est elle qui prendrait le relais. La communication doit être rapide ; quant à mes connaissances en Khmer…

Puis la salle d’op ».
Je me pose dans le local à matériel en face. Sa large vitre fait face à celle du bloc opératoire. De là, je peux jeter un coup d’œil et surveiller l’évolution en salle. Yann est en train d’appareiller le premier enfant. On a prévu une opération plutôt corsée. On verra. J’ai juste encore le temps de jeter quelques lignes sur mon ordinateur (celle que vous lisez à l’instant).

14 h.
Pour être corsée, elle fut corsée cette opération!
Je suis vanné — psychologiquement parlant. Rien ne fonctionnait comme prévu et il fallait à tout moment changer de stratégie pour régler soit la distension cardiaque, soit le débit sanguin qui s’effondrait pour un rien, soit «l’inondation » du champ opératoire (car, pour éviter toute distension cardiaque, certains vaisseaux sont laissés ouverts et se drainent dans la cavité péricardique). Ce sont des situations difficiles, limites aussi chez nous où à tout moment il faut faire des compromis entre la pression sanguine, le saignement engendré par ces vaisseaux et la vision des

Dans la salle du matériel, face au bloc opératoire, en train de « bloguer ».

Dans la salle du matériel, face au bloc opératoire, en train de « bloguer ».

structures intracardiaques. Bref, après quatre heures d’une lutte sans relâche, mais victorieuse, mon cerveau (et mes surrénales) sont fatigués.
Il est un peu tard pour démarrer un autre cas «marathon» et les soins intensifs sont bien chargés. Du coup, nous modifions notre programme avec un cas plus facile, un de ceux qui ne m’essorera pas plus mes surrénales. Sur ces entrefaits, toujours un peu à l’affût, Ladin vient à la charge. Il a quatre dossiers à me soumettre. Je les connais ces dossiers: ce sont les cas qu’il n’ose pas entreprendre seul. Ce sont toujours de ces cas un peu «Alien», un peu «venus d’ailleurs ». Des cas avec lesquels, moi-même, parfois, ai des doutes, parce que… je n’en ai jamais vu de pareils!
En effet, chez nous, tous ces enfants sont opérés bien plus tôt, bien avant que des lésions de fatigue, de surcharge ou même des déformations des chambres cardiaques ne viennent encore compliquer le tableau. Ici, les cas atteignent parfois des anatomies caricaturales, tant ils ont eu loisir d’évoluer à leur plein gré, mais souvent dans une adaptation qui, elle-même, finit par devenir problématique.

19 h.

L’arrivée aux soins intensifs. Il y a toujours une grande activité autour d’une enfant fraîchement opéré.

L’arrivée aux soins intensifs. Il y a toujours une grande activité autour d’une enfant fraîchement opéré.

La deuxième opération s’est déroulée sans problème. Circulation extracorporelle courte, un cœur tonique à l’arrêt de la machine cœur-poumon, un résultat parfait à l’échocardiographie de contrôle. Cet enfant-ci ne nous posera aucun problème. Cela fait aussi plaisir de constater que l’on opère parfois des cas «habituels».
Un détour par les soins. L’enfant du matin dort toujours, mais il est stable. Sa pression sanguine est bonne, et tous les organes «ronronnent » normalement. Même si leurs progrès sont époustouflants, je n’aime pas entreprendre de ces cas extrêmes, qui peuvent demander plus d’une semaine de récupération aux soins intensifs.
Nous nous retrouverons dans une demi-heure. Nous irons manger dans un restaurant tenu par une association qui procure du travail et des formations à

Yann (à g) et David (à d). Les pièces maîtresses de la mission : ce sont eux qui gèrent l’anesthésie et la réanimation.

Yann (à g) et David (à d). Les pièces maîtresses de la mission : ce sont eux qui gèrent l’anesthésie et la réanimation.

des enfants de la rue. Ce sera notre BA du jour.

J4. 14 h 30
Ce soir, solennellement, nous nommerons Yann «man of the day » (lui, il aimerait sûrement mieux, du style: «… of the month », mais faut pas exagérer non plus). C’est effectivement lui qui nous a sauvé la mise aujourd’hui. Nous avons poussé en salle d’opération la petite fille qui me faisait tant de souci hier, car je n’étais pas sûr de pouvoir lui sauver sa valve.
Sa valve mitrale ne se fermait pas bien et avait induit une énorme dilatation du cœur. Cela aboutit à ces situations caricaturales lorsque le cœur a souffert trop longtemps. Il y avait laissé la moitié de sa force au moment où, la main forcée, nous nous sommes laissés convaincre de tenter quelque chose.
C’est ce qui s’est passé avec elle.
Une fois endormi, Yann a effectué (comme cela est notre routine) une échocardiographie. Une fois la narcose induite, la sonde de l’appareil étant positionnée dans l’œsophage, juste derrière le cœur. Les vidéos obtenues sont d’excellente qualité (bien plus fines que celles obtenues à travers la paroi thoracique) et elles nous permettent de voir immédiatement le résultat de notre opération, en fait presque de suivre «en direct » nos reconstructions.

La petite (et sa maman) avec son problème de valve. La bonbonne à oxygène n’est pas loin, le bloc non plus ...

La petite (et sa maman) avec son problème de valve. La bonbonne à oxygène n’est pas loin, le bloc non plus …

J’étais en train d’ouvrir le sternum quand Yann — affairé depuis dix bonnes minutes avec sa sonde — se tourne vers nous:
– Je vois quelque chose de bizarre dans l’artère pulmonaire.
– Ah bon? Montre voir.
Il centre la vidéo sur l’endroit incriminé. On voit effectivement un flux anormal dans cette artère.
– Tu ne penses pas que cela pourrait être un ALCAPA?
– Bigre, maintenant que tu le dis…
Et ce fut, en effet, un syndrome d’ALCAPA!
Un syndrome constitué par l’origine aberrante d’une des deux artères coronaires, lorsque l’une d’elles est connectée à l’artère pulmonaire plutôt qu’à l’aorte.
Ces enfants-là font souvent des infarctus précoces avec, comme conséquence, une dilatation de leur cœur et un mauvais fonctionnement de leur valve mitrale. Leur pronostic est très sombre, sauf bien sûr si on arrive à les opérer suffisamment tôt, avant que des dégâts irréversibles ne se soient développés. Ici, il y a bien déjà quelques séquelles de cette asphyxie chronique du myocarde, mais le muscle ne semble pas trop abîmé et si notre correction fonctionne, les choses pourraient bien se normaliser.

Le calme, après la tempête…

Le calme, après la tempête…

L’opération est difficile et laborieuse, car nous devons lutter en permanence contre toute nouvelle atteinte d’un muscle déjà si éprouvé. Toutefois, nous réussissons à repositionner cette artère coronaire dans l’aorte (à sa position normale) et nous arrivons à réparer cette valve qui me faisait tant peur.
Grosse satisfaction à la «sortie de pompe » (c’est-à-dire à l’arrêt de la machine cœur-poumon), lorsque l’échocardiographie nous montre un magnifique flux sanguin dans cette artère coronaire juste réimplantée et que la valve mitrale fonctionne à nouveau correctement. Nous savons qu’ainsi les conditions pour une excellente récupération sont réunies.
Je suis à peine sorti du bloc (il est 14 h 30 et n’ai encore rien avalé) lorsqu’une de nos cardiologues me demande de venir voir ses dernières trouvailles. Je la suis dans sa salle d’examen. Devant sa porte attendent une multitude de parents avec leur enfant.
– Tous cardiaques! me précise-t-elle.
– Kunthea, nous partons la semaine prochaine! À raison de deux grosses opérations par jour, nous n’arriverons jamais à tous les soigner. Nous devons voir avec Ladin ce qu’il peut opérer lui et nous concentrer sur ce qui est vraiment encore trop difficile pour lui. Nous reprenons notre programme provisoire et le modifions pour inclure quelques-uns de ces nouveaux cas. Je n’aime vraiment pas repousser secondairement un enfant, même s’il est en mesure d’attendre, car la déception des parents est encore plus grande que l’espoir que nous avions engendré.
Je me rends dans la salle de matériel pour un sandwich. Il est déjà tard (15 h), car notre premier cas a vraiment duré longtemps. Je vois, à travers nos deux vitres, Ladin commencer la désinfection cutanée. Je prends encore un café avant d’aller le rejoindre.

19 h 30.
Notre deuxième cas est terminé. Nous avons «partagé » l’opération entre Ladin et moi-même. Tout s’est passé comme prévu, le cœur est reparti avec bonne force. Je passe encore en salle de cathétérisme où Oliver termine avec Kunthea l’intervention de son quatrième enfant. Je le félicite du fait qu’il soigne le double d’enfants que moi, mais lui, beau joueur, me rappelle que ses patients sont beaucoup plus simples à traiter que les nôtres.
Un dernier tour par les soins intensifs. Je vois d’emblée un attroupement et du mouvement autour de deux enfants.
Je n’aime pas cela. En m’approchant, je constate que ces enfants… ne ressemblent pas aux nôtres, c’est-à-dire ne ressemblent pas à ceux que nous avons opérés.

Les « cardiaques » ! Tout ceci ressemble un peu à la cour des miracles. Ce sont les enfants avec une malformation cardiaque. Ils sont ici devant la salle d’échocardiographie, dans l’attente de notre verdict et l’espérance d’une opération rapide.

Les « cardiaques » ! Tout ceci ressemble un peu à la cour des miracles.
Ce sont les enfants avec une malformation cardiaque. Ils sont ici devant la salle d’échocardiographie, dans l’attente de notre verdict et l’espérance d’une opération rapide.

David, d’un tempérament plutôt stoïque, dans toute cette excitation, s’approche de moi:
– Bon, ben c’est assez sportif tout d’un coup. Le patient d’Oliver nous a fait un bronchospasme. On a pu le «récupérer » juste à l’instant. Celui-ci (il me désigne un enfant de 4 à 5 mois) nous fait une tachyarythmie, mal supportée. Son cœur ne travaille plus qu’à 20 % de sas force normale. On est en train de lui injecter une sédation et nous allons lui donner un électrochoc pour corriger cet emballement du rythme. Sinon, tout va bien, me glisse-t-il avec un clin d’œil. Son air mi-narquois, mi-joueur n’est pas sans me rappeler la chanson «Mais à part ce tout petit rien, tout va très bien Madame la Marquise». Heureusement, notre réalité est quand même mieux contrôlée.
Je l’assure que le nôtre, celui de cette fin d’après-midi, encore «tiède », ne devrait pas l’embêter cette nuit. Je lui lance encore:
– Les autres?
– Ils vont bien.
– La petite de ce matin aussi?
– Elle aussi. En fait comme une fleur.

Enfant du matin encore endormi, en voie de réveil.

Enfant du matin encore endormi, en voie de réveil.

– Et celle qui a failli nous passer entre les doigts hier.
– Elle va mieux. C’est encore un peu tôt pour envisager de l’opérer, mais si elle continue de bien progresser, alors peut-être que…
Je quitte l’hôpital vers les 20 h. La nuit est tombée depuis quelques heures déjà. La lune, qui était pleine dimanche a commencé sa décroissance.
Dans le lobby, on nous apprend que Johnny, l’inoxydable rocker, est décédé. On le savait tous malade, mais la nouvelle nous surprend quand même un peu. Elle me rappelle cet phrase de Franz Kafka:
«Du siehst die Sonne untergehen und erschrickst doch, wenn es plötzlich dunkel wird. »
que l’on pourrait traduire par:
«Tu vois le soleil se coucher, mais tu es quand même terrifié, quand soudain tout devient sombre. »
Bon repos à toi Johnny, et aussi
«bravo et merci!»

J5, 20 h.
Grosse, grosse journée aujourd’hui, et peu de temps pour le blog. En effet, les deux opérations ont été difficiles, longues et ont nécessité une concentration tendue. Bref, les deux furent épuisantes. De plus, les soins intensifs sont à nouveau pleins, avec notre rythme démentiel, qui ne fait pas défiler moins de six enfants chaque jour dans cette unité de 9 lits. À côté de nos deux opérations quotidiennes, Oliver avec Kunthea ferme les communications (ce que l’on appelle couramment les «trous») entre les oreillettes cardiaques et des canaux artériels chez quatre enfants par jour.

L’équipe des soins intensifs – les travailleurs de l’ombre. David en vert, Yann (no 2) et Aurélie en bleu ciel.

L’équipe des soins intensifs – les travailleurs de l’ombre. David en vert, Yann (no 2) et Aurélie en bleu ciel.

Pour corser les choses, depuis hier, un respirateur ne fonctionne plus, ce qui réduit encore le nombre de places disponibles.
À cela s’ajoute, deux enfants que nous avons hérités en arrivant, moribonds, avec une force cardiaque effondrée et un pronostic immédiat très hypothéqué. Heureusement, nous ne connaissons pas de problème majeur sur nos opérés et le roulement est bon. Notre gestion des lits — et indirectement celle du programme opératoire — se fait à vue, en fonction des places que nous pourrons libérer.
Ce matin, en arrivant à la visite, tous les lits étaient occupés. Nous avons pu en «ouvrir » un rapidement (avec le transfert d’un enfant dans sa chambre) ce qui a donné le feu vert pour endormir le premier enfant. Et ce fut rebelote en début d’après-midi: un transfert était devenu possible et ainsi, ayant

Réveil en douceur.

Réveil en douceur.

un slot pour atterrir, nous avons pu pousser le deuxième enfant en salle d’opération. Mais nous restons extrêmement limités dans nos mouvements et nous savons que la moindre complication, conduisant à un séjour prolongé aux soins intensifs, bloquera tout le processus.
Reste la petite avec son cœur si fragile. Nous ne savons pas trop dans quelle direction nous allons avec elle. Nous étions très pessimistes aux premiers jours, puis nous avons constaté une certaine amélioration, réjouissante, de son cœur sous notre traitement médical intensif. La force de son myocarde s’est améliorée (on la juge en mesurant ce que l’on appelle la fraction d’éjection; celle-ci est passée de 20 % à 30 %). Il faut attendre encore

Les abords de l’hôpital.

Les abords de l’hôpital.

quelques jours (une meilleure force du myocarde) avant d’envisager peut-être un geste chirurgical. Celui-ci pourrait devenir possible dans quelques jours, pour autant qu’elle ne ne contracte pas une infection pas entre-temps. Ses poumons sont plus chargés qu’hier sur la radiographie du thorax et nos infirmières doivent aspirer toujours plus de sécrétions, devenues épaisses. Tout ceci n’est pas très réjouissant, même si la température n’est pas encore montée. Nous avons démarré une couverture antibiotique pour juguler ce qui ressemble furieusement à une pneumonie débutante.
Il est 19.45 lorsque je quitte les soins intensifs. Yann et David ont encore un peu de travail sur la

Yann et David sur un tuk-tuk supersonique. C’était lors du retour du souper hier soir. Ils viennent de nous doubler … Un brin narquois, ils semblent contents de leur coup.

Yann et David sur un tuk-tuk supersonique. C’était lors du retour du souper hier soir. Ils viennent de nous doubler … Un brin narquois, ils semblent contents de leur coup.

planche, mais devraient pouvoir nous rejoindre d’ici une demi-heure. Je sens aujourd’hui toute l’équipe fatiguée et je pense que nous resterons à l’hôtel même pour souper et nous ranger assez tôt.
La journée fut dure et la fatigue, qui s’est accumulée depuis le départ, commence à se faire sentir.

J6, 8 h 30.
Personne de très loquace au café du matin, mais l’ambiance n’est pas tendue ou crispée pour autant. C’est simplement cette fatigue qui s’est accumulée — à peine un peu réduite par le sommeil de la nuit dernière. Peut-être aussi une prémonition concernant la petite, celle qui nous a posé tant de problèmes. Qui sait?
Et la première chose qui nous assaille en pénétrant les soins intensifs est cette conviction que ces craintes, cette prémonition pourraient bien s’être réalisées.
Et elle s’est réalisée…

Manuel avec Sovannah « à la pompe ». Leur machine tourne à vide en attendant d’être connectée à l’enfant. Derrière lui, Ladin, un asssitant et l’instrumentiste. A gauche derrière l’écran plastique, l’espace de Yann.

Manuel avec Sovannah « à la pompe ». Leur machine tourne à vide en attendant d’être connectée à l’enfant.
Derrière lui, Ladin, un asssitant et l’instrumentiste. A gauche derrière l’écran plastique, l’espace de Yann.

Alors qu’elle semblait aller vers un léger mieux, la petite a soudain commencé à se péjorer hier en fin de soirée. Les choses se sont accélérées au fil de la nuit: la tension artérielle devenait de plus en plus difficile à maintenir (nécessitant toujours plus de soutien médicamenteux) pendant que l’oxygénation du sang chutait lentement. Quelques heures plus tard, nos moyens ne suffisaient plus et elle s’en allait. Presque calmement, en tout cas sans souffrance et sans angoisse.
Une pensée pour elle. Et le film de ses derniers jours qui me repasse en tête. Je tente de déterminer si, à un moment donné, nous aurions pu infléchir son destin. Et franchement, sans chercher à me défausser de mes responsabilités, je n’en vois aucun. Je ne me souviens pas avoir vu ses parents à son chevet, mais je ne fus pas souvent là. Je ne sais pas à l’heure qu’il est où il se trouve. Je demande à David, qui les a vus quotidiennement, de s’assurer qu’ils sont accompagnés et quoi les soulage de leurs interrogations, s’ils devaient en avoir à ce moment si pénible.

Yann, super-intéressé par notre travail. Quand je me tourne vers lui, j’ai quand même l’impression de regarder un aquarium … (Lui vous dira sûrement qu’il a la même impression lorsqu’il nous regarde. Ah lala, où est le respect ?)

Yann, super-intéressé par notre travail. Quand je me tourne vers lui, j’ai quand même l’impression de regarder un aquarium …
(Lui vous dira sûrement qu’il a la même impression lorsqu’il nous regarde. Ah lala, où est le respect ?)

La visite aux soins intensifs est certes rapide et efficace, mais elle est avant tout terne. À part pour l’opérée d’hier matin, qui a un rythme cardiaque encore trop élevé (devant être agressivement réduit par médicaments), tous les autres enfants vont bien et un bon nombre d’entre eux pourront quitter l’unité dans la matinée.
Je suis déjà installé dans le local du matériel. De là, en lorgnant au-dessus de l’ordinateur, je vois à travers la vitre de la salle d’opération, au premier plan, Manuel — notre perfusioniste — avec ses collègues (avec Manuel, on devrait d’emblée dire «avec ses copains », tant il est convivial) faisant tourner sa machine cœur-poumon à vide, pour éliminer toute bulle d’air de leur circuit et, en arrière-plan, Yann affairé avec sa sonde d’échocardiographie.
L’enfant dort maintenant, et Ladin badigeonne son thorax. Le cas est assez complexe (tiens donc!?), mais ne m’inquiète par outre mesure: son cœur est solide et si notre correction est bonne, nous ne devrions pas avoir de problème en «sortie de pompe ».

13 h.
Comme prévu, l’opération s’est déroulée sans difficulté. Sortie de pompe «olympienne », avec un cœur à freiner tant il avait pris l’habitude de travailler en vitesse surmultipliée.
Comme chaque midi, il y a une rangée de sandwichs qui nous attendent dans la salle de matériel. Ce sont les mêmes depuis lundi, mais comme ils sont bons, nous ne râlons pas trop.
Les cardiologues viennent m’accoster pour un autre enfant en détresse. Il est né tôt ce matin et a immédiatement développé des signes de détresse respiratoire. L’échocardiographie a montré l’absence de l’artère pulmonaire, elle qui connecte le cœur droit aux poumons. Cet enfant ne vit que sur le flux sanguin passant par le canal artériel, lequel est programmé à se fermer dans les jours qui suivent la naissance. Sa fermeture conduit à la mort de l’enfant par asphyxie.

Cynthia (médaillon) aidant David à intuber un enfant. En face d’eux, Aurélie.

Cynthia (médaillon) aidant David à intuber un enfant. En face d’eux, Aurélie.

Nous sommes facilement partant lorsqu’il s’agit de 5jouer les chevaliers sans peur et sans reproche (d’ailleurs on aime bien ces situations tendues où seule la perfection de toute l’équipe permet de gagner le challenge), mais en scrutant l’échocardiographie de prêt, nous remarquons que cet enfant présente d’autres problèmes sur son cœur, trop complexes pour être entrepris en fin de mission. C’est un peu à contrecœur que nous renonçons à l’opérer, que nous entérinons cette espèce d’arrêt de mort qui plane sur lui.
C’est un drôle de sentiment que celui de jouer les Cicéron, levant ou baissant le pouce devant ces enfants. Chez nous, nous aurions engagé toutes nos forces pour combattre cette nature parfois irrationnelle. Ici, ce sont d’autres règles qui gouvernent, des règles d’efficacité globale et non individuelle. Des règles où l’on essaye de dispenser nos ressources au plus grand nombre d’enfants. Cet enfant, nous ne l’avons même pas vu. Nous avons juste aperçu son cœur battre la chamade sur un écran de computer, et c’est sur ces seules images que nous avons baissé le pouce. Notre métier, parfois réduit à quelques chiffres pragmatiques, donne parfois le vertige…

Yann (no 2) et Aurélie, masqués.

Yann (no 2) et Aurélie, masqués.

17 h 30.
Opération plutôt difficile que celle de ce matin. Surtout, le sang de cet enfant-ci ne «coagulait pas » et a nécessité un long temps d’hémostase. Sinon, son cœur était tonique et les flux sanguins à l’intérieur étaient tous harmonieux, sans turbulences, sans perte d’énergie. On sent la fin de la mission approcher. Les soins intensifs sont à nouveau pleins et demain, Ladin (et plusieurs de ses collègues) doit passer son examen de spécialiste et ne sera pas là. Nous n’arriverons sûrement pas à constituer une équipe de choc pour le bloc.
Nous nous donnons rendez-vous à 20 h pour une sortie en ville, dans un de ces restaurants que nous connaissons bien, à force d’y aller. L’ambiance, avec le léger relâchement qui gentiment arrive, sera bonne.

David, au chevet d’un enfant fraîchement extubé.

David, au chevet d’un enfant fraîchement extubé.

23 h 45.
Nous sommes revenus de notre dîner en ville. Comme à  l’aller, course de tuk-tuk, une nouvelle fois perdue (malgré un bakchich discrètement donné aux chauffeurs — notez le pluriel — mais, manque de bol, notre mobylette a dû faire un arrêt-stand pour le plein; décidément les dieux étaient contre nous ce soir).
Nous commandons un dernier verre sur la terrasse de l’hôtel.
David et Yann nous demandent de remplir le leur, pendant qu’ils vont encore vite faire un saut aux soins intensifs. Nous dissertons gaiement sur de grands problèmes philosophiques — comme la place du cinquième arbitre dans un seizième de finale de la coupe suisse de foot — lorsque soudain nos natels s’affolent en même temps.
– On réanime!!
– Comment ça, on réanime! C’est une blague? Et qui donc?
Pas le temps de relancer le message que mon téléphone sonne. C’est David:
– On réanime la valve aortique.
J’aurais parié sur n’importe quel enfant pour présenter un éventuel problème cette nuit, sauf lui. Son opération fut une des plus faciles et une des plus expéditives de la mission. David poursuit:

Yann et David. Cette fois, je dois avouer (presqu’à mon corps défendant) qu’ils méritent bel et bien le titre de « men of the month » - pas moins !

Yann et David. Cette fois, je dois avouer (presqu’à mon corps défendant) qu’ils méritent bel et bien le titre de « men of the month » – pas moins !

– Il a vomi au moment où nous entrions, puis il a eu un malaise avec une chute brutale de la tension artérielle. On l’a massé quelques secondes, le temps de lui administrer de l’adrénaline. La tension est revenue, mais est encore un peu chiche. Yann est allé chercher l’appareil d’échocardiographie pour voir ce qui s’est passé.
– OK, bon ben écoute, on arrive.
Pratiquement toute l’équipe m’accompagne. Le temps d’arriver (il ne nous faut pas plus de cinq minutes), l’enfant a déjà repris ses esprits, bien qu’il soit encore sonné. La tension artérielle est faible et pincée. Yann promène sa sonde sur le thorax et remarque un épanchement qui comprime une oreillette.
– C’est ça la cause, sûrement du sang, car cet enfant ne coagule pas. Il faut le drainer.
Sitôt dit, sitôt fait, on pousse l’enfant en salle d’opération pour effectuer un drainage de ce liquide qui s’est accumulé dans la cavité péricardique et maintenant qui comprime son cœur.

3 h.
La situation est à nouveau sous contrôle. L’enfant était à peine transféré sur la table d’opération que sa pression sanguine s’effondrait une nouvelle fois. Il fallait réouvrir l’incision au plus vite pour libérer cet épanchement qui comprimait le cœur et l’empêchait de se remplir et donc d’éjecter du sang dans l’aorte.
Panique à ce moment crucial: on ne trouve pas de gants pour moi!
En effet, les Cambodgiens ont des mains plus petites que les nôtres, nous Européens, et «nos gants européens » sont stockés à part. La tension de l’enfant tangue dangereusement, remontant à peine la surface acceptable avec nos coups de fouet d’adrénaline donnés par Yann et David. J’entends soudain David sentencieux:
– Il ne répond plus à l’adrénaline.
Comme dans ces mauvaises séries, alors que j’ai le bistouri et que je suis prêt à attaquer l’incision à mains nues, apparaît une paire de gants à ma taille. Je les enfile prestement et saute sur le thorax de l’enfant pour faire sauter les sutures. Sitôt fait, du liquide (un mélange de sang et de lymphe) sous tension s’échappe à travers cette ouverture, comme un geyser. La pression artérielle remonte immédiatement et finit même par culminer à des valeurs excessivement hautes, sous l’effet de l’adrénaline accumulée. Il faut quelques minutes pour que tous les paramètres se calment et redeviennent à nouveau normaux. Nous retirons toutes les sutures de fermeture et réouvrons le sternum. Ensuite, c’est un long travail d’hémostase — c’est-à-dire de tarissement de ce saignement diffus dû à cette absence de coagulation naturelle. Tamponnement, touches de cautérisation, retamponnement, retouches de cautérisation. Après plus d’une heure de ce travail de fourmi, le champ opératoire est enfin sec et nous pouvons refermer l’incision.

Sibylle, notre cheffe de l’intendance.

Sibylle, notre cheffe de l’intendance.

Nous transférons à nouveau l’enfant aux soins intensifs et le remettons à l’équipe de garde avant de retourner à l’hôtel. Les portes «de derrière » — celles qui sont proches de l’aile cardiaque — sont bouclées. Retour en arrière, gros détour et entrée par la porte officielle de l’hôtel.
En franchissant le portail, je lance à Yann:
– Je me demande si nos verres sont encore là. J’avais à peine siroté une gorgée du mien.
On se regarde, un clin d’œil et petit détour cette fois par la terrasse: ils sont restés là, imperturbables! J’y porte mes lèvres, mais j’ai un de ces goûts de cuivre dans la bouche — peut-être dû à la tension vécue — qui fait que je n’en ai pas vraiment envie — le goût m’écœurerait plutôt.
On abandonne ces cadavres en se donnant rendez-vous au petit déjeuner une heure plus tard. Arrivé dans ma chambre, je me souviens encore m’être laissé tomber sur le lit, mais je ne me souviens pas l’avoir atteint.

L’accueil triomphal qui, comme chaque année, nous avait été fait. A ma gauche, Prof Chatana qui a repris avec maestria les rennes de l’hôpital Khanta Bopha.

L’accueil triomphal qui, comme chaque année, nous avait été fait. A ma gauche, Prof Chatana qui a repris avec maestria les rennes de l’hôpital Khanta Bopha.

J7.
La mission touche à sa fin.
D’habitude, à cet instant, je retrouvais Beat pour un café (qui était en fait toujours un verre d’eau) et faisais le point avec lui. Bien sûr, la discussion, toujours très cordiale, partait ensuite dans plusieurs directions et je le quittais après plus d’une heure d’entretien.
L’an dernier, j’avais noté, en le quittant, une touche de nostalgie dans son regard, dans sa voix, comme s’il regrettait mon départ, comme s’il m’enviait un peu de retrouver la Suisse. Cette année, c’est son ombre, bienveillante, qui plane sur Kantha Bopha, mais sa présence, paternelle, sur l’hôpital et ses arrivées à l’improviste aux soins intensifs nous ont manquées.
Heureusement, Kantha Bopha vit toujours — et avec la même vigueur. Professeur Chatana, le fidèle de Beat, a repris le flambeau et gère magnifiquement ce gigantesque hôpital, avec sa multitude d’employés. Il a su allier cette autorité nécessaire au fonctionnement de cette grande structure à une certaine souplesse, en donnant confiance et liberté à ses collaborateurs.

Khanta Bopha vu d’en haut.

Khanta Bopha vu d’en haut.

Pour nous remercier, il nous a gratifiés d’une visite guidée ce samedi matin. Les chiffres qu’il rapporte — à faire pâlir nos propres directeurs! — et la qualité des traitements sont impressionnants. Imaginez, rien que celui-ci de chiffre: ils doivent assurer entre 70 et 100 naissances par jour (Khanta Bopha est un hôpital mère-enfant)!
L’œil cardiaque qui est le mien a tout de suite fait son calcul: étant donné que l’estimation d’une malformation cardiaque à opérer est d’une sur deux cents naissances, cela signifie que chaque trois jours, un enfant vient au monde avec un problème cardiaque que Ladin et son équipe devra corriger. (Et cela, sans compter les enfants venant d’ailleurs et ceux qui attraperont plus tard la maladie rhumatismale, ce véritable fléau des pays en voie de développement). Ce n’est pas demain que cette équipe cardiaque chômera.
Je me suis rendu aux soins intensifs vers les 10 heures. J’ai retrouvé cette magnifique équipe locale, toujours tellement prête à servir, à aider, à suivre nos conseils, à apprendre. Ce que j’ai toujours beaucoup apprécié ici, c’est la gentillesse et la bonne humeur du personnel — à tous les niveaux — des infirmier-ère-s aux médecins, en passant par les administrateurs.

Avec Ladin.

Avec Ladin.

Donc, une armée de sourires, de mains jointes pour m’accueillir — aussi en rapport avec notre exploit de la nuit dernière. Justement, notre «héros » (l’enfant «drainé ») était bien réveillé, sans douleur notable et je peux vous assurer que ce n’était pas lui le moins fringuant de nous tous. Évidemment, lui n’a aucun souvenir, aucune conscience du stress et de l’angoisse qu’il nous a fait subir. Son calme contraste tellement avec ce rush effréné en salle d’op que cela en paraît presque surréaliste. À chaque fois que je tournais la tête dans sa direction, sa mère, assise à côté du lit, me gratifiait d’un remerciement cérémonieux par une courbette, les mains jointes. Avait-elle été mise au courant de cette course contre la montre, ou était-ce simplement sa reconnaissance à elle pour nous, d’avoir opéré son enfant? Le langage avec les grands enfants ou avec leurs parents est toujours assez fruste. Eux n’ont souvent pas fait d’études et ne maîtrisent pas une deuxième langue. Quant à nous, le khmer nous est toujours apparu comme une langue d’un autre monde. Toutefois, la communication de base peut se passer du langage parlé: les regards, les expressions du visage, les gestes simples arrivent à faire communiquer fidèlement les sentiments.

L’équipe du bloc, infiltrée par quelques Suisses …

L’équipe du bloc, infiltrée par quelques Suisses …

Nous avons encore une multitude de petits gestes à accomplir avant de «rendre » ces soins intensifs à l’équipe locale. Le thorax de l’un doit encore être drainé, un autre peut être séparé du ventilateur, les médicaments, comme chaque jour, doivent être ajustés, une échocardiographie ici ou là pour s’assurer que tout suit un cours normal. Bref, cela nous prend toute la matinée et une partie de l’après-midi pour peaufiner cette unité. Mais une fois peaufinée, qu’est-ce qu’elle est belle cette unité! Qu’est-ce que cette cuvée 2017 aura été belle!
C’est vrai, ce fut une mission éprouvante, mais en même temps magnifique. Elle le fut d’abord par la difficulté des opérations réalisées et leur bon déroulement, mais aussi par l’ambiance qui a régné; grâce à eux tous — les gens de Khanta Bopha — et grâce à cette belle équipe qui m’a fait l’honneur de m’accompagner.

L’équipe (partielle) des soins intensifs, aussi infiltrée.

L’équipe (partielle) des soins intensifs, aussi infiltrée.

Le soir, nous sommes allés manger à nouveau dans un restaurant tenu par une association qui emploie des enfants de la rue. Le repas fut bon, l’ambiance excellente. Nous l’avons prolongée jusqu’après minuit.
J’avais entendu le mot «disco » une fois ou l’autre, ces derniers jours, pour couronner la mission, un passage redouté par moi, que certains aimeraient instituer comme une tradition. Il n’est pas revenu, ce soir, ce mot fatidique; il ne doit pas y avoir que les miennes de jambes, à être plombées par la fatigue.
Demain, ce sera le long retour par Bangkok avec, paraît-il, la neige pour nous accueillir à Zürich. Et dès lundi, la reprise du travail. Le contraste des cultures — un peu — et celui des moyens — beaucoup — font

Patrick, déguisé, en pleine action.

Patrick, déguisé, en pleine action.

qu’il y a souvent un léger choc lorsque l’on rentre de ces missions. Je soupçonne qu’il y en aura un à nouveau, cette fois-ci, de choc.
Et il ne sera pas que thermique.

Siem Réap, le 10 décembre 2017

Bilan de la «Mission Cambodge 2017 »

Opérations cardiaques

10

Cathétérismes cardiaques

19

Total d’enfants soignés

24

Souper du soir. La photo officielle.

Souper de départ.                                                La photo officielle ..

 

 

 

 

 

 

 

 

Et l’officieuse.

… et l’officieuse.