Blog prof. René Prêtre

Nov 03 2019

Mission Cambodge 2019

Post by René Prêtre

Nov 03 2019

Cambodge, Siem Réap
octobre 2019

J0, la nuit de samedi à dimanche
3 h à ma montre. Très haut dans le ciel, entre Pyay (n’allez pas me demander où cela se trouve, c’est l’écran de l’avion qui l’indique ainsi) et Rangoon. Les hôtesses s’affairent pour servir les petits-déjeuners. J’ai réussi à dormir quelques heures et me sens bien, pas trop fatigué.
Nous avons quitté Lausanne hier et — en raison de perturbations du trafic ferroviaire — avons pris le trajet «romand» pour nous rendre à Kloten. Bien nous en a pris, car le paysage était splendide: les vignes bordant les lacs de Neuchâtel et Bienne — en été indien — étaient superbes. Dans le wagon, un petit blanc «de derrière les fagots valaisans», un peu de viande séchée et on a fait une revue de nos sujets préférés: un peu de Ronaldo, un peu de l’Inter de Milan (nous avons un «Interiste» dans le groupe cette année), la coupe du monde de Rugby (j’ai encore la défaite de la France en travers de la gorge: les Gaulois étaient tellement meilleurs que les Gallois) et puis soudain la discussion a dévié sur les tatouages — allez savoir pourquoi, il n’y avait vraiment aucune raison —, mais pas n’importe lesquels: en fait, sur ceux que nous avons dû saccager en salle d’opération. J’ai effectivement déjà balafré, fendu en deux quelque sirène languissante, un lion rugissant ou… une fleur à sa maman sur un thorax à explorer. On a bien rigolé en imaginant la sirène reconstituée, une fois la peau fermée, «louchant à la Dalida» ou le lion semblant cette fois porter un dentier. Là, Manuel — notre Interiste justement — nous a raconté une caméra cachée où un fan de la Roma était allé se faire tatouer les ar

Arrivée à Siem Réap, juste après la saison des pluies, de la mousson.

Arrivée à Siem Réap, juste après la saison des pluies, de la mousson.

moiries de son club sur le dos de l’épaule. Les farceurs lui avaient collé alors celles de la Lazio. Quand le malabar a remarqué la méprise, il est devenu tellement fou (sanguin le gars!) qu’il a démoli à moitié leur atelier. Bref, l’ambiance était bonne. Je n’ai pu alors m’empêcher de leur rappeler ces scénarios (scénarios ou scénarii?, je n’ai jamais su) de films catastrophes qui débutent par la projection de joyeux lurons, insouciants, souvent hilares, ne sachant pas qu’ils se dirigent irrémédiablement vers un destin funeste. «Délivrance», «Deer hunter», «Everest» sont les quelques films qui nous sont venus à l’esprit. Comme aucun de nous n’est superstitieux, du moins je l’espère, on a ensuite allègrement passé sans arrière-pensée aux détails de la mission, aux ajustements effectués (cette année, par exemple, nous avons pris dans nos bagages une «poudre hémostatique», on verra si elle marche bien).
8 h à ma montre, mais 9 h en Suisse et 14 h ici
Ici. Oui ici, car nous venons d’arriver à l’hôtel. Entre-temps, l’heure d’hiver s’est imposée chez nous, ce qui est favorable car notre décalage (sur nos horloges internes) ne sera pas de six heures, mais de cinq — donc un plus facile digérer.
J’ai d’emblée un message de Ladin qui a sélectionné une dizaine de «cas difficiles» (ce sont ses termes) et qui voudrait nous montrer les échocardiographies cet après-midi encore.

Echocardiographie de chaque enfant. Le diagnositic tombe à chaque fois avec une précision absolue.

Echocardiographie de chaque enfant. Le diagnositic tombe à chaque fois avec une précision absolue.

18 h
Le mot «difficile» de Ladin est un doux euphémisme, tant ses cas sont d’une complexité extrême — il y a même une pathologie que je n’ai jamais rencontrée et pourtant, j’en ai quand même moissonné des échocardiographies. Cet état de fait est finalement peu surprenant au vu de leurs progrès. Aujourd’hui, ils arrivent à quasiment tout opérer, en tout cas toutes les pathologies courantes; et ceci avec les mêmes bons résultats que chez nous. Ce qui reste à leur poser problème nous en pose tout autant. Et nous voici d’emblée, alors que la mission a à peine débuté, confrontés à cet éternel dilemme de ne pouvoir offrir toute notre énergie à tout le monde. Et aussi à cet autre problème récurrent: celui d’avoir à prendre de gros risques, avec obligatoirement des situations qui ne tourneront pas favorablement. Bien sûr, ces enfants-là, sans opération, n’ont pas de grandes chances non plus —

La "salle d'attente". Une bonne humeur certaine. Derrière, la porte de la salle d'échocardiographie.

La « salle d’attente ». Une bonne humeur certaine. Derrière, la porte de la salle d’échocardiographie.

d’ailleurs on voit d’emblée qu’ils sont en lutte permanente pour leur survie, et que ce combat inégal ne pourra pas durer très longtemps — mais malgré ce fait évident, il est très difficile de s’engager dans des entreprises aussi risquées. L’échec — quasi programmé à la longue — est toujours très douloureux à vivre.
Ce qui m’apparaît aussi comme une autre certitude est le fait que nous ne pourrons pas opérer chaque jour deux enfants (quand je pense aux premières missions lors desquelles nous arrivions à opérer jusqu’à trois enfants par jour – oui, mais chacune de ces opérations pouvait être réalisée en trois heures de travail, alors qu’aujourd’hui…). Par exemple, une des corrections en vue nous prendra entre cinq et six heures. Au-delà de l’enraidissement musculo-squelettique qui s’en suivra (lorsque l’on reste ainsi comme une momie, sans bouger, la colonne vertébrale, les articulations finissent par s’engluer et semblent «collées» au moment de les bouger), ce sera aussi la fa

Enfant en attente. Sa pathologie n'est pas trop sévère.

Enfant en attente. Sa pathologie n’est pas trop sévère.

tigue psychologique — les surrénales «à plat» — qui sera excessive pour redémarrer un autre périple astreignant dans la même journée.
Bon, assez palabré, l’équipe m’attend pour aller manger. Ce soir, ce sera un repas léger. La fatigue commence à se faire sentir.

J1 —08 h 00
Retour du rapport matinal. L’auditoire était comme toujours plein à craquer. Les cas les plus marquants ont été présentés et j’ai été surpris par le nombre de traumatismes crâniens admis ce week-end. Les causes (chutes de mobylette — il y en a tellement de ces mobylettes et ils sont souvent trois voire quatre dessus — ou autre) n’étaient pas précisées. Sur le scanner 3-D d’un enfant, on voyait l’affaissement d’une partie de la voussure de la boîte

Dehors, la vie normale.

Dehors, la vie normale.

crânienne comme si quelqu’un avait enfoncé de son pouce dans une balle de ping-pong. Ces images font déjà mal par elles-mêmes et laissent toujours un sentiment de malaise, car les séquelles neurologiques, quelle qu’en soit leur origine, sont souvent graves et handicapantes.
Notre baptême du feu de cette mission sera un enfant dont l’artère pulmonaire principale ne s’est pas développée. Les poumons reçoivent du sang par plusieurs branches partant directement de l’aorte. Tactiquement, nous allons essayer de récupérer et de développer les artères natives — filiformes — en vue d’une correction secondaire ultérieure.

12 h
Cette première opération s’est bien passée. En fait, j’ai aidé Ladin à réaliser ce temps préliminaire. Si les artères pulmonaires hypotrophiques se développent bien, maintenant qu’elles reçoivent beaucoup de sang, nous pourrons dans un deuxième temps procéder à la correction complète définitive. L’enfant

Arrivée aux soins intensifs.

Arrivée aux soins intensifs.

entre-temps sera aussi plus confortable: son sang est déjà nettement mieux oxygéné. Il devrait déjà trouver un meilleur rayonnement dans cet intervalle.
La deuxième opération va commencer. Initialement, je ne voulais pas m’épancher sur elle, mais il faut bien remplir ce blog, alors je vais m’y aventurer. Avant cela, je conseille presque aux lecteurs de prendre une aspirine, de manière à prévenir tout mal de tête. Alors, voici la malformation. Normalement — sorry pour vous saouler avec quelques notions d’anatomie de base — normalement donc, l’oreillette droite (qui reçoit le sang veineux, donc bleu, des deux veines caves) se jette dans le ventricule droit qui, lui, se jette dans l’artère pulmonaire. Le sang, une fois oxygéné, arrive de l’autre côté du cœur (le côté gauche), tout rouge, et passe d’abord dans l’oreillette gauche, qui se jette dans

Le bloc en action (en bas: les cardio-techniciens).

Le bloc en action (en bas: les cardio-techniciens).

le ventricule gauche qui, lui, se jette dans l’aorte. Chez notre patient, l’oreillette droite se jette dans le ventricule gauche qui se jette dans l’artère pulmonaire et au retour l’oreillette gauche se jette dans le ventricule droit qui se jette dans l’aorte. Il y a ce qu’on appelle une double discordance: l’oreillette est connectée au mauvais ventricule et le ventricule est connecté à la mauvaise artère. Et comme si ce Rubik cube (vous vous souvenez ce cube hongrois où il faut faire correspondre les couleurs de chaque face) ne suffisait pas, le cœur est à l’envers! Il est, comme en image en miroir, dans le thorax droit (et non dans le thorax gauche). Vous me suivez? Donc si on sait que — par — fait +, mais qu’ici on doit quand même mettre les ventricules (c’est la structure anatomique la plus importante) sous sa propre circulation et qu’en plus que ce qui est normalement à gauche est ici à droite, alors, alors, et bien… quel est l’âge du capitaine?

Récupération aux soins intensifs.

Récupération aux soins intensifs.

Corriger ce cœur, c’est un peu comme conduire une voiture en marche arrière, par les rétroviseurs, et s’engager sur un carrefour anglais. Dur de ne jamais toucher les bordures (surtout si la voiture en question est une topolino) n’est-ce pas? Dur non plus, pour nous, de ne pas sortir tout tordu, de guingois du bloc, après les contorsions à faire, de ne pas ressentir une sorte de mal de mer.

18 h
Et bien voilà, Ladin n’a pas touché les bordures et l’enfant va bien. De mon côté, il me semble être affublé maintenant d’un strabisme convergent (vous vous souvenez du tireur d’élite dans «La grande vadrouille»? et bien, c’est un peu ça). Ce qui malgré tout est souvent utile dans ces cœurs-rubik, c’est de contrôler la couleur du sang sortant de chaque cavité, de chaque segment vasculaire: bleu pour le versant veineux et rouge pour le versant artériel. C’est plus rapide que la reconstruction mentale, avec toutes les circonvolutions nécessaires, de la malformation.
Une première journée bien remplie. Bientôt, nous allons nous retrouver dans le lobby de l’hôtel, pour une sortie tuk-tuk et un bon repas (car celui de midi fut frugal).

J2 —13 h 30

L'enfant d'hier, avec ses parents. Ils mesurent son score de douleur (il ne semble pas trop souffrir).

L’enfant d’hier, avec ses parents. Ils mesurent son score de douleur (il ne semble pas trop souffrir).

Opération difficile, mais bien finie. Ce matin, nous avons eu une autre forme de malformation. Sur la radio de thorax, le cœur se trouve à droite, pas parce que la nature a construit le thorax avec les organes en miroir (comme hier et comme à nouveau cet après-midi), mais parce que l’ensemble cardio-pulmonaire a fait comme une rotation anti-horaire (si on le regarde depuis dessous) sur son axe. Je dis souvent à mes étudiants que le Bon Dieu a disposé le cœur dans la cage thoracique pour les chirurgiens cardiaques, car les oreillettes sont légèrement de côté, à droite et les ventricules à gauche. Les vaisseaux affluents et les effluents ainsi que les quatre valves se trouvent plus ou moins au centre, ce qui est fort agréable, et même les cloisons, séparant les deux moitiés du cœur, se trouvent dans un plan horizontal, le plus favorable pour nous. Nous attaquons les communications (ce que l’on appelle souvent un peu vulgairement «les trous dans le cœur») entre

Le coeur dans la cavité thoracique. La coupe en haut montre un coeur normal, celle du bas montre la position du coeur de notre enfant de ce matin. La communication entre les ventricule est pointée par la flèche droite, noire et l'abord par l'oreillette droite par la flèche courbée, bleue.

Le coeur dans la cavité thoracique. La coupe en haut montre un coeur normal, celle du bas montre la position du coeur de notre enfant de ce matin. La communication entre les ventricule est pointée par la flèche droite, noire et l’abord par l’oreillette droite par la flèche courbée, bleue.

les oreillettes ou entre les ventricules en ouvrant la très fine oreillette droite. Le dommage de notre incision est minimal. On évite le plus possible toute incision dans un ventricule, car c’est le muscle de la vie et comme le dit l’adage: «muscle cousu, muscle foutu» et les ventricules sont tellement importants!!
Plutôt qu’une longue explication, je joins une illustration de l’anatomie de notre patient. On comprend assez facilement que l’abord de sa communication entre les ventricules par l’oreillette droite, si profonde et si postérieure, sera difficile. Il faut presque un miroir de dentiste pour voir l’intérieur du cœur. On a réussi à se passer du dentiste, mais que ce fut laborieux. Là aussi, même si l’enfant est petit et ne pèse que quatre kilos, il faut beaucoup de tension musculaire — soutenue dans le temps, 4 heures ici — au niveau du dos, des bras et des doigts pour faufiler ses instruments entre trabécules et cordages et enfin atteindre l’endroit stratégique. Il y avait aussi une veine du poumon à réimplanter, une autre communication à fermer et un canal à lier, bref, on n’a pas fait le détour pour rien.

Eux ensuite, toujours avec leur maman.

Eux ensuite, toujours avec leur maman.

Visite des soins intensifs. Ça ronronne gentiment. Plusieurs mamans veillent leur enfant. Elles nous font tous des saluts pleins de reconnaissance. La communication est assez rudimentaire — un pouce levé — mais elle suffit amplement pour se faire comprendre quand tout va bien.

19 h 30
Le deuxième cas fut en fait encore plus compliqué que celui du matin (normalement, nous programmons toujours le cas difficile du jour en première position). On savait qu’on allait à nouveau se battre contre une anatomie toute retournée; les gestes (faits par Ladin) étaient précis et conformes aux techniques habituelles, mais au moment de sevrer la machine cœur-poumon, nous avons rapidement remarqué que le jeu des pres

Yann aux manettes. En haut, réalisant une échocardiographie (par l'oesophage) pour nous montrer l'intérieur du coeur et ses contraction. En bas, lors de transfert de l'enfant aux soins intensifs (vous remarquerez sa position "Bhouddha-like (le seul assis) lors de ce "voyage" - je sais: il doit surveiller les moniteurs !).

Yann aux manettes. En haut, réalisant une échocardiographie (par l’oesophage) pour nous montrer l’intérieur du coeur et ses contraction. En bas, lors de transfert de l’enfant aux soins intensifs (vous remarquerez sa position « Bhouddha-like (le seul assis) lors de ce « voyage » – je sais: il doit surveiller les moniteurs !).

sions sanguines n’était pas favorable (les pressions veineuses plutôt hautes alors que les pressions artérielles étaient plutôt basses). On a refait le tour de ce cœur pour constater qu’une des artères pulmonaires n’était pas bien irriguée. On a redémarré la machine et corrigé ce problème. Dit comme cela, ça paraît tout simple, mais il ne nous pas fallu moins de deux heures et demie pour arriver à nos fins. En fin de compte, tout semblait parfait, les pressions étaient à nouveau normales, sans soutien par la machine.

J 3 —08 h 30
Visite des soins intensifs: les enfants sont stables, avec une progression normale. Leur séjour aux soins intensifs, en raison de la complexité de leur pathologie, sera un peu plus long que les temps habituels. Ceci n’a pas grand importance: le principal est qu’ils puissent jouir d’une bonne réparation et qu’ils ne présentent pas de complications. Après ce bref séjour, ce sera tout bénef’

Deux de nos opérés, encore endormis.

Deux de nos opérés, encore endormis.

pour eux.
Hier nous avons eu la visite de Denis Laurent, le chef exécutif des hôpitaux de la fondation Kantha Bopha au Cambodge, et de Professeur Chantana, le directeur général de l’hôpital pédiatrique ici à Siem Réap. Nous en avons profité pour faire un bilan et l’état des lieux de la cardiologie et de la chirurgie cardiaque au Cambodge. Les nouvelles sont réjouissantes: en plus d’une activité sans relâche ici à Siem Réap, un nouveau centre cardiaque a été inauguré à Phnom Penh en août dernier. À ce jour, les chirurgiens de Siem Réap en rotation à Ph

Un autre lit, des soins intensifs.

Un autre lit, des soins intensifs.

nom Penh ont réalisé 98 opérations cardiaques! Aujourd’hui, ce sont deux journalistes (une journaliste et une photographe) de la Schweizer Illustrierte qui visitent l’hôpital. Ce magazine a toujours énormément soutenu Beat Richner dans ses projets, et son engagement continue. Denis les a accueillis et leur a présenté le fonctionnement de l’hôpital. Assez rapidement, ils ont débarqué sur l’aile cardiaque.

13 h 30
Sortie du bloc opératoire. Une opération délicate, mais réalisée d’une main

Les marathoniens.

Les marathoniens.

de maître par Ladin. L’enfant présentait en fait deux malformations cardiaques, qui chacune nécessitait un geste correcteur. Avec un cœur et une circulation sanguine si diminuée, il n’est pas étonnant que ce petit présentât un important retard de croissance: il pesait moins de cinq kilos au 10e mois de vie. Avec cette opération, c’est un nouveau départ pour lui et nous espérons qu’il rattrapera tout ou partie du retard accumulé jusqu’ici.
Dans la salle faisant face au bloc, c’est l’heure du dîner. En fait de dîner, il s’agit des éternels mêmes sandwichs avec frites et ketchup. Mais comme ces sandwichs

Pendant ce temps, dehors ...

Pendant ce temps, dehors …

sont variés et très bons, on ne s’en lasse pas. Une bouteille d’eau (33 cc, pas un litre!) pour l’opération à venir et nous sommes prêts à attaquer le 2e cas.

18 h 30
Long marathon cet après-midi pour obtenir une belle correction. Opération tout aussi complexe que celle de ce matin. Les artères pulmonaires étaient tellement hypertrophiques (c’est-à-dire sous-développées) que l’enfant n’avait connu que le bleu foncé (par manque d’oxygène dans le sang) comme couleur de sa peau. Pour nous, cela signifiait la nécessité d’ouvrir longitudinale les deux artères pulmonaires, sur toute leur longueur, d’un poumon à l’autre et de les élargir avec un patch (provenant du péricarde — cette membrane fine entourant le cœur). Vu la finesse des vaisseaux (du papier de cigarette) on ne peut utiliser qu’une aiguille et un fils très fins, et chaque

Passage de la table d'opération au lit des soins intensifs (un tantinet plus confortable).

Passage de la table d’opération au lit des soins intensifs (un tantinet plus confortable).

pas ne pas avoir qu’une avancée un fil fin et ainsi «microscopique». Il nous en aura — entre Ladin et moi — en allonger des pas pour effectuer cet élargissement, mais à la fin, les artères présentaient un bon calibre, harmonieux. Il nous restait encore à les connecter au cœur, autre geste lent et crucial. La sortie de la machine cœur-poumon fut pourtant facile, nos vaisseaux tout neufs se gonflaient allègrement et irriguaient enfin de manière satisfaisante les poumons. La couleur de cet enfant va enfin passer au rose (en tout cas celle de ses lèvres et de ses ongles). Comme le champ opératoire était bien étanche à la fermeture, je pense que cet enfant passera aussi une soirée et une nuit stables et tranquilles.
Ce soir, comme hier soir (et comme le soir d’avant), la fatigue du jour se fait sentir et nous resterons aux alentours de l’hôpital, avant la nuit.

J4 —08 h 00
Le cas d’aujourd’hui est particulier. Il s’agit d’une jeune fille de 14 ans qui avait été opérée il y a neuf ans dans un autre hôpital — à Hong Kong, semble-t-il. Alors qu’elle présentait une maladie bleue

Sortie des soins intensifs, entouré de Yann et Laurence.

Sortie des soins intensifs, entouré de Yann et Laurence.

classique, l’opération n’a pas consisté à une correction, mais en un montage très particulier, un de ceux que l’on réalise dans les cœurs univentriculaires. La logique de cette opération purement palliative nous échappe et les cardiologues de l’hôpital, face à la médiocre qualité de vie de l’enfant, sont venus à la charge en nous demandant si une correction définitive ne serait pas possible. De prime abord, cela semble réalisable. Mais là apparaît le spectre d’une particularité anatomique ou d’une anomalie qui nous échapperait et qui aurait justifié le changement de cap pris jadis. J’ai encore demandé une coronarographie avant d’accepter l’opération pour être sûr par exemple qu’il n’y a pas un trajet anormal d’une artère coronaire, qu’aucune de ses branches ne franchit la région que nous devrons inciser. Cette particularité qui rend toute correction plus difficile et plus risquée pourrait être celle qui aurait découragé le chirurgien d’alors…

17 h
Dans un tuk-tuk sous la pluie. Vous recevrez sûrement ce reportage un peu chaotique, chahuté surtout, s’il s’avère être conforme à la dictée, étant donné les ornières qui jonchent notre chemin et surtout les flaques d’eau, ooohhh en vlà une qui vient de m’asperger!

Manuel, notre cardio-technicien, dans le rôle du cajoleur.

Manuel, notre cardio-technicien, dans le rôle du cajoleur.

Nous nous octroyons un petit apaisement après une journée particulièrement astreignante, une opération qui a duré pas loin de sept heures si bien que, se terminant vers 16 – 17 heures, nous avons décidé de reporter le 2e cas à demain matin. Du coup, c’est la récréation pour «l’équipe bloc», la joie en la demeure: on a deux heures de libres et on va en profiter pour visiter un peu cette ville… de jour.
Comme mentionné hier, deux journalistes de la «Schweizer Illustrierte» nous ont rejoints pour faire un reportage sur la fondation Kantha Bopha. C’est une bonne occasion de rappeler à chacun que l’énorme édifice créé par Beat Richner continue de vivre, de fonctionner, même après sa disparition. Évidemment

L'allaitement, qui reste la mesure la plus réconfortante.

L’allaitement,
qui reste la mesure la plus réconfortante.

le secteur cardiaque est un des plus intéressant et a littéralement phagocyté nos journalistes, qui passent beaucoup de temps avec nous à découvrir nos opérations, notre manière de travailler et de collaborer avec les chirurgiens et le personnel local. Sacrebleu! ah là là, nous sommes en train de nous faire dépasser par l’autre tuk-tuk (alors que j’avais soudoyé notre chauffeur avec la somme magistrale de un dollar pour qu’il reste en tête — franchement, je ne crois que ce soit de la mauvaise volonté de sa part, c’est plutôt son cheval qui est poussif et nettement moins fringuant que celui de nos concurrents). À nouveau, une flaque d’eau. Wouaff, le pied droit bien, bien mouillé. La défaite est totale pour mon quadrille.
Bon, je reviens à mes moutons, car notre boulot est quand même plus important que les courses hippiques à Siem Réap. Alors, en fin de compte, nous avons décidé de tenter cette correction. C’était quand même un peu la peur au ventre, que nous avons poussé l’enfant au bloc opératoire, car nous savons que ces corrections, après-coup, sont toujours bien plus compliquées à réaliser qu’en intention primaire. La nôtre s’inscrivait dans le cadre d’une réopération avec obligatoirement des adhérences qui effacent les contours du cœur et

Devant les soins intensifs. Des mamans préparent le repas de leur enfant.

Devant les soins intensifs. Des mamans préparent le repas de leur enfant.

rendent l’identification de ses structures anatomiques bien plus difficile alors, s’il devait se trouver une méchante artère coronaire sur notre passage… Rien que l’ouverture du sternum s’est déjà avérée être problématique. Sur nos examens, on constatait un cœur massivement dilaté (par une surcharge de volume) poussant le sternum: il faut beaucoup de doigté, de précision pour inciser cet os à la scie oscillante sans blesser le ventricule sous adjacent.
Cette opération nous a finalement pris toute la journée. Elle était prévue difficile, et elle le fut, mais en fin de compte nous avons pu réaliser la correction souhaitée et nous avons restitué une connexion normale des vaisseaux au cœur. Ici aussi, cette jeune fille, pour la première fois depuis 14 ans, connaîtra la belle couleur

Un de nos opérés avec sa maman.

Un de nos opérés avec sa maman.

rose. Sa qualité de vie et son espérance de vie vont en être fondamentalement changées. C’est vraiment elle qui illumine notre journée, pas même assombrie par une course effrénée… hélas perdue.

8 h
Les nouvelles du vaste monde ne nous atteignent guère. Très peu d’informations sur ce qui se passe chez nous (bon, il n’y avait pas non plus de championsleague cette semaine). L’Angleterre a-t-elle bréxité? Cela était annoncé avec tant de conviction (sinon véhémence) pour hier minuit. Nous, à minuit (heure de Greenwich), on dormait. Et ce matin, tout le monde semblait d’aplomb pour notre dernière journée opératoire. Le deuxième enfant d’hier a été repoussé à ce matin (j’ai pu rassuré la maman hier que nous l’opérerions avant notre départ) et un de nos enfants du jour a fait une grosse fièvre cette nuit et ne qualifie plus pour une chirurgie à cœur ouvert. Son opération a été réalisée trois fois cette semaine

La dernière opération. Ce sera bientôt le réveil.

La dernière opération. Ce sera bientôt le réveil.

(j’ai à chaque fois aidé Ladin) et je pense sincèrement qu’il est en mesure maintenant de la réaliser tout seul.

12 h
L’opération de ce matin fut relativement rapide (elle était programmée normalement en deuxième position,

Le programme opératoire avec les opérations faites par Ladin ou par moi-même (par politesse, je suis toujours mentionné comme premier opérateur !).

Le programme opératoire avec les opérations faites par Ladin ou par moi-même (par politesse, je suis toujours mentionné comme premier opérateur !).

cette position réservée aux interventions plus simples).

J6 —16 h 00
Afrique du Sud — Angleterre: 32 – 12. Les Springboks sont champions du monde. Une bonne chose pour eux, et même si ce n’est pas le Mozambique, je trouve ces deux pays si proches, que je suis sûr: les Mozambicains ont aussi fêté cette victoire. J’avais parié l’Angleterre, après leur tournoi exemplaire et surtout après l’élimination sans coup férir des All Blacks en demi (alors que les Springboks avaient peiné contre les laborieux

Pendant la finale de la coupe du monde de rugby. Le ballon oval n'a pas "remué" tout le monde.

Pendant la finale de la coupe du monde de rugby. Le ballon oval n’a pas « remué » tout le monde.

Gallois), ben voilà, comme en quadrige, j’ai perdu.
Nous avons encore travaillé aux soins intensifs ce matin. Globalement, tous nos opérés vont bien, mais deux «à la traîne» ne sont pas encore entièrement «échappes». Ils rament encore! Hier soir, David a dû repartir à l’hôpital, à minuit pour ajuster le traitement de l’un d’eux. À son retour, il nous faisait part de ses inquiétudes: une réserve de force entamée, un besoin d’augmenter le support médicamenteux, une diurèse tendant à caler — bref, souvent les premiers signes d’une défaillance plus générale à venir. Nous avons encore patienté une heure ensemble à l’hôtel avant d’aller nous ranger. Et puis, ce matin, tout allait à nouveau mieux, la diurèse était repartie, la circulation tournait plus confortablement. Ces fluctuations sont assez fréquentes, tant que la tendance générale est tournée vers la hausse, le pronostic reste bon. Et l’espoir.

Passage du père Noël, bien avant l'heure.

Passage du père Noël, bien avant l’heure.

Il y avait ensuite la conférence de la semaine. Tout le monde censé s’y rendre s’y est rendu! Comme le sujet touchait la réanimation aux soins intensifs, David et Yann les ont rejoints dès le début. Moi, qui me sentais moins concerné, je me suis contenté de me faufiler dans leurs rangées en fin de présentation. Je n’aurais de toute façon pas retenu grand’chose: la présentation était donnée en Khmer (David et Yann se sont raccrochés aux diapositives qui étaient en anglais).
Enfin, nous avons procédé à la distribution des cadeaux – chocolat, doudous et, cette année, des montres Swatch!!! En effet, le forum TeleBielingue (à Bienne évidemment) — qui m’avait invité pour une conférence — m’avait donné une panoplie de montre pour enfants. Quel cadeau magnifique!
À part pour deux enfants, ceux que nous avons opérés étaient trop petits pour recevoir ces montres (dont l’âge conseillé est entre 3 et 12 ans). Nous les avons alors distribuées aux autres enfants cardiaques, ceux opérés par Ladin (ou ceux qui le seront prochainement).
Leur surprise, leur joie, leurs yeux écarquillés (tout comme ceux de leurs parents)! Ah, cela faisait vrai

Frimousse des héros de Siem Réap 2019.

Frimousse des héros de Siem Réap 2019.

ment plaisir à voir. Nous étions bien conscients que nous leur offrions le plus beau présent qu’ils possèdent et je suis sûr que notre cadeau marquera leur souvenir aussi profondément que leur opération!
Ainsi donc, cette mission touche à sa fin. Ladin et ses collègues (additionnés de deux chirurgiens de Phnom Penh, en formation) nous ont remercié chaleureusement (ça, ils le font chaque année) et m’ont confirmé mon impression: ils ont énormément appris de nos opérations. À part pour deux opérations vraiment très difficiles et compliquées, j’ai systématiquement assisté Ladin.
Cette mission qui fut dure, éprouvante, fut surtout très belle.